Affronter avec les syndiqués ou les salariés, l’essor du Rassemblement national et de ses idées peut s’avérer compliqué pour bon nombre de militants, en raison du trouble produit par le virage « social » du discours frontiste ou la peur de perdre des adhérents, de voir son audience électorale se réduire. Depuis 2011, le Front national a infléchit de manière importante son discours, au point que Marine Le Pen se présente aujourd’hui comme la championne dans la défense de la République, des travailleurs, des femmes, du logement ou encore de la laïcité. Mais le FN n’est pas pour autant un parti au service des salariés.
Brouillage des pistes
Lancé dans une grande opération de brouillage idéologique, le Front National n’hésite pas à se revendiquer des valeurs républicaines ou encore à invoquer des figures de la gauche socialiste, comme Jean Jaurès ou Léon Blum. Ce dernier s’est d’ailleurs retrouvé sur une affiche de la section FN de Science-Po Paris sur laquelle on pouvait lire : « Congés payés, réduction du temps de travail, dialogue social. Léon Blum voterait Front national ». Les héritiers des ligues d’extrême-droite de l’entre-deux-guerres ne manquent définitivement pas de cynisme.
Evolution du programme
Le programme économique et social du FN a singulièrement évolué, passant ainsi de la défense d’un libéralisme économique prenant pour modèle Ronald Reagan au début des années quatre-vingt, à une position dénonçant aujourd’hui la mondialisation, les élites financières et politiques et se prononçant pour un protectionnisme économique, une intervention accrue de l’État, la défense des services publics contre l’austérité, le maintien des acquis sociaux, le développement de la demande, une plus grande progressivité fiscale. Ainsi, sur la liquidation de fleurons industriels et leurs conséquences sur l’emploi, une députée européenne RN pointait l’inaction du gouvernement. Marine Le Pen se fait donc le chantre d’un « nouveau protectionnisme » pour assurer la « renaissance de notre civilisation et le printemps de la France ». Il s’agit d’un nationalisme présenté comme « de bon sens » : produisons français, avec des français, dans des entreprises françaises.
Les contradictions
Aussi, soucieux de parler à un électorat populaire sans pour autant perdre du crédit auprès du monde économique, le FN jongle avec certaines contradictions. La phrase que l’on prête parfois à Jacques Chirac, « Les promesses n’engagent que ceux qui y croient » trouve parfaitement sa place dans les projets du FN concernant le social. Par exemple, s’il est écrit noir sur blanc dans le programme du RN en 2017 «Fixer l’âge légal de la retraite à 60 ans avec 40 annuités de cotisations pour percevoir une retraite pleine », dans plusieurs interviews, les responsables du FN se sont montrés beaucoup plus frileux. Ainsi, Marine Le Pen, dans une interview sur LCI entre les deux-tours de la présidentielle en 2017, après quelques bafouillages, conditionnait le retour du départ en retraite à 60 ans à la baisse du chômage de trois points. Autre exemple, si le RN s’engageait en 2017 à Retirer la loi travail (dite El Khomri), plusieurs amendements avaient été déposés par deux sénateurs FN pour la suppression du compte pénibilité, le doublement des seuils sociaux (nombre de salariés à partir duquel certaines obligations sont imposées à l’employeur) ou encore la limitation du « monopole syndical » lors des débats parlementaires. Si ces amendements ont été retirés à la demande de la direction du parti, il prouve le double discours des dirigeants.
Vrais problèmes et solutions libérales
De même concernant le pouvoir d’achat et les hausses de salaires, vous ne trouvez même pas le mot « SMIC » ou « salaire » dans le programme du RN de 2017. Le parti de marine Le Pen n’a aucune volonté de mieux répartir le produit du travail en direction des salariés. Outre l’engagement de « Défiscaliser les heures supplémentaires et maintenir leur majoration », Marine Le Pen a réaffirmé en novembre 2018, en plein mouvement des gilets Jaunes, que « l’augmentation du SMIC entraînerait une charge supplémentaire pour les TPE et PME » et a rappelé sa proposition d’augmenter le salaire net, financée par une taxe sur les importations. Elle épargne ainsi au passage, les multinationales qui profitent à plein régime des exonérations de cotisations. Par ailleurs, si ce financement repose sur une hypothèse hasardeuse, c’est encore une fois l’Etat qui compenserait les allègements de cotisations sociales, comme ce qui est fait depuis 30 ans avec le succès que l’on connaît!
La preuve par les exemples
Au-delà du programme politique et des belles paroles répandues dans les discours et médias, qu’en est-il de l’action des élus frontistes ? Ainsi, depuis qu’elle a été élue députée, Marine Le Pen a signé ou co-signé vingt-cinq propositions de loi ou résolution. Si elle se penche (beaucoup) sur les questions migratoires ou de sécurité, en matière sociale, elle préconise, par exemple, l’assouplissement du taux de 25 % de logements sociaux exigés par commune (proposition 885, avr.2018) ou encore l’élargissement des exonérations fiscales pour les entreprises des zones urbaines à dynamiser (proposition 867, avr.2018). On peut chercher en vain une proposition qui serait favorable aux salariés. Et les autres élus RN ne sont pas en reste. Ainsi, le député Gilbert Collard a défendu, par exemple, la mise en place du principe de priorité nationale pour l’attribution d’un logement social, arguant que « la crise du logement est une conséquence directe de la pression permanente exercée sur la demande par des flux migratoires issus de pays à faible niveau de vie » (nov.2016). Au parlement européen, on retrouve le même (dés)engagement en matière social. Par exemple, le 5 juillet 2016, le député Louis Aliot s’abstient lors du vote du rapport portant sur les « normes sociales et environnementales, droits de l’homme et responsabilité des entreprises » qui préconisait que les accords signés avec les partenaires commerciaux de l’UE prévoient des clauses contraignantes ou encore le strict respect des droits de l’homme. Dis moi ce que tu votes, je te dirais qui tu es !
A l’échelle des mairies frontistes
Il en est de même dans les mairies frontistes où, là encore, les actions des élus sont autant d’éléments à mobiliser pour illustrer les méfaits du programme politique du parti d’extrême droite. A Mantes-la-Ville, par exemple, le maire, se félicite d’avoir réalisé deux millions d’économies sur le budget 2015, au détriment des services publics essentiels avec la privatisation et l’externalisation des services pour la petite enfance (les crèches privées sont favorisées, la fabrication des repas sur place est supprimée). Dans les écoles, la baisse des dotations atteint 10 % et frappe les fournitures, le matériel pédagogique, la pharmacie ou les voyages scolaires. A Villers-Cotterêts, le tarif de la cantine pour les plus pauvres a été revu à la hausse et à Beaucaire, les parents qui ne payent pas la cantine sont signalés aux services sociaux. Toujours à Beaucaire, l’association qui assurait le soutien scolaire a fermé faute de subventions… Autant d’exemples concrets qui éloignent les discours de la réalité.
Bouc émissaire
Aussi, sur le fond, le programme du RN est loin d’avoir entamé un quelconque virage social. Le contenu prétendument « social » du Front national est, essentiellement, guidé par le principe de préférence ou de priorité nationale. Ainsi, le 10 janvier 2017, dans un texte intitulé « Menace sur la sécurité sociale », Marine Le Pen explique : « nous devons consolider et même renforcer notre système de santé, […] garantir une protection sociale qui permette à chaque Français de se soigner quel que soit son âge, quelle que soit sa situation personnelle, quels que soient ses revenus ». L’intention est bonne, l’accent est populaire. Mais, aussitôt après, elle concède qu’il faudra s’attaquer aux « vrais problèmes » , c’est-à-dire « mettre fin à la fraude sociale, notamment en instaurant la carte vitale biométrique » et « supprimer l’aide médicale d’Etat [AME] qui permet aux clandestins de se soigner aux frais des Français » (l’AME représente moins d’un milliard d’euros sur un total de 180 milliards d’euros dégagées par l’assurance maladie pour rembourser les frais médicaux et hospitaliers d’après les chiffres de 2008). En pratiquant la chasse aux sans-papiers, Marine Le Pen façonne un bouc-émissaire et épargne les vrais responsables du déficit chronique de la sécurité sociale : quid du gel et des exonérations massives de cotisations patronales, via la réduction Fillon et le CICE ? Quid de la fraude à l’URSSAF ou de la non-déclaration des accidents du travail ?
Protéger le patronat
Ces différents faits témoignent de la duplicité du discours du Front national. Entre la vitrine et l’arrière-boutique, il y a un monde ! Loin d’être un parti politique défendant les intérêts des travailleurs, le Front national est au contraire une organisation raciste, xénophobe qui défend avant tout les intérêts du patronat, et notamment du petit patronat (les agriculteurs, les artisans, les commerçants). La mobilisation de thèmes sociaux, la rhétorique « de gauche » n’est qu’un écran de fumée, une mascarade visant à tromper les électeurs sur les intentions réelles de cette organisation. Et si il fallait encore un exemple pour convaincre les plus récalcitrants sur les intentions sociales du parti d’extrême droite, rappelons que le MEDEF avait prévu d’inviter Marion Maréchal-Le Pen pour un débat sur le populisme à son université d’été en août prochain. Et comme le grand patronat n’est pas du genre à tendre le bâton pour se faire battre, cette main tendue, en pleine période de dé-diabolisation ambiante du FN, est plutôt un signe pour les petits patrons que le FN caresse dans le sens du poil. La direction du syndicat patronal pourra ainsi continuer à endormir sans remettre en cause la politique d’hégémonie des grands groupes. Aussi, le programme économique et social du FN pourrait se résumer en un slogan : « le changement dans la continuité » … mais en plus dangereux pour la démocratie !
Vive la confrontation d’idées
Mais ce n’est pas en ignorant, diabolisant ou banalisant les discours du FN et la diffusion de ses idées que l’on va gagner la bataille. Analyser la progression du parti frontiste reste limité si l’on est pas capable d’écouter avec attention cette parole. Mais attention, il ne suffit pas, pour faire barrage au FN, de prendre systématiquement le contre-pied de ses prises de position populiste. Ne faudrait-il pas, par exemple, développer, non seulement des contre-argumentaires mais surtout accepter d’ouvrir les débats, même les plus sensibles comme l’immigration ? Par exemple, interrogeons-nous sur ce qui poussent des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à fuir leur pays ? La confrontation idéologique ne doit pas avoir de sujets tabous. Enfin, la confrontation doit être sociale. Le vote du Front national progresse à partir du sentiment d’abandon. Abandon des services publics dans les zones rurales, abandon des politiques de la ville dans les banlieues, abandon de la classe ouvrière… Aussi, l’engagement syndical est nécessaire pour affirmer la mise en œuvre de choix en faveur du progrès social et de la préservation de l’environnement, des droits des travailleurs, du développement des services publics, …