Parmi les nombreuses victimes du projet de loi Macron, il en est une qui intéresse particulièrement les salariés : le conseil de prud’hommes. Salaires, primes, congés payés ou encore licenciement individuel, il peut être sollicité pour tous les litiges nés de l’exécution du contrat de travail. Tribunal atypique, le conseil de prud’hommes se distingue par son fonctionnement paritaire, ses juges non-professionnels jusqu’à présent élus, la place de la conciliation, la gratuité de la procédure, la possibilité de se présenter sans avocat ou encore la large place laissée aux débats oraux. Ces spécificités garantissent une justice accessible, rendue par des juges au fait des réalités de l’entreprise et fondée sur l’équité autant que sur le droit.

Pas étonnant que cette juridiction soit depuis plusieurs années dans le collimateur du patronat ! Le projet de loi Macron, dans la droite lignée de l’ANI du 11 janvier 2013, répond aux attentes de ce dernier en prévoyant un recours plus fréquent au juge professionnel, la mise en place d’une procédure accélérée avec une formation de jugement restreinte et un renforcement des mesures disciplinaires à l’encontre des conseillers. Tout cela s’ajoute à la suppression programmée de l’élection prud’homale autorisée par le Parlement le 20 novembre dernier et contre laquelle la CGT mène campagne. Plus de 85 000 personnes ont déjà signé la pétition[1], faites-en autant si ce n’est pas déjà fait !

Naissance d’un tribunal pas comme les autres

La loi du 18 mars 1806, complétée en 1809, ouvre la voie à la création des conseils de prud’hommes, dont le premier est mis en place à Lyon la même année à la demande du patronat textile. Plongeant ses racines dans le système corporatif aboli par la Révolution française, la prud’homie dispose alors de trois attributions principales : la conciliation et le jugement des conflits du travail ; la police des ateliers et le contrôle de la production ; la régulation de la concurrence.

Cette juridiction, contrôlée par un patronat majoritaire et placée sous la responsabilité du préfet, exclut alors les simples ouvriers. Toutefois, sa physionomie recèle déjà de nombreux traits toujours d’actualité : élection des juges, division du conseil en catégories, compétence pour les litiges nés de l’exécution du contrat de travail, conciliation obligatoire avant la phase de jugement, procédure simplifiée et coûts de procédure réduits.

L’avènement de la Seconde République en février 1848 se traduit par une réforme profonde de la prud’homie. Un décret adopté la même année impose le principe d’égalité, en permettant à chaque ouvrier d’être électeur et éligible. Il ordonne également la parité de représentation entre salariés et patrons, qu’il complète par le principe d’alternance obligatoire de la présidence et de la vice-présidence. Le coup d’État du futur Napoléon III, en décembre 1852, tempère ces aspirations démocratiques. Le 1er juin 1853, une loi rétablit un contrôle étroit du Second Empire sur la juridiction, restreint l’électorat et réserve à l’Empereur le droit de nommer les présidents, vice-présidents et secrétaires de conseils. Malgré ce tour de vis, la prud’homie s’est imposée, durant ces premières décennies d’existence, comme la juridiction du travail et un organe important de défense des droits des salariés.

Il faut attendre que la Troisième République soit bien installée pour que la prud’homie connaisse une réforme profonde de son fonctionnement avec les lois de 1905 et 1907. La première prévoit notamment que la juridiction soit placée sous l’autorité du ministère de la Justice et non plus du Commerce et de l’Industrie et que l’appel soit transféré des tribunaux de commerce vers les tribunaux civils. La seconde étend la compétence prud’homale à toutes les entreprises du commerce et de l’industrie, fixe clairement les frontières entre salariat et patronat, simplifie et élargie l’accès au scrutin, en permettant notamment aux femmes de voter et, à partir de 1908, d’être élue. Un droit qui ne leur fut accordé sur le plan politique que le 21 avril 1944, après des années de débats parlementaires… Un siècle après leur apparition, les conseils de prud’hommes sont donc enfin démocratiques et pleinement paritaires !

La prud’homie, une bataille syndicale

Sans pour autant négliger la prud’homie, l’échelon confédéral a longtemps laissé aux territoires et aux syndicats le soin de s’en occuper. Certes, les congrès ont voté des résolutions, la commission juridique a formulé plusieurs propositions de loi, le Droit ouvrier a informé sur cette juridiction, mais il n’y avait guère d’enjeu national. Une association paritaire, la commission exécutive des conseils de prud’hommes, créée en 1921, se chargeait de transmettre des suggestions fatalement consensuelles aux ministères de tutelle.

Il faut attendre le Front populaire pour que les élections connaissent un certain écho confédéral. Mais le déclenchement de la guerre et la dissolution des organisations communistes prononcée en septembre 1939 entrainent deux mois plus tard la démission d’office d’une centaine de conseillers et la désignation de remplaçants par décret. En décembre 1945, une ordonnance rétablit les élections et la réintégration des élus évincés, tandis qu’une commission d’épuration est désignée. Une cinquantaine de conseillers furent condamnés pour leur attitude durant la guerre.

"Votez CGT" | archives IHS-CGT métaux

« Votez CGT » | archives IHS-CGT métaux

Dès la Libération, un point spécifique du programme d’action confédéral présente les revendications pour cette juridiction : généralisation territoriale, extension à tous les salariés, refonte de l’appel ou encore mise en place du référé[2]. Le service juridique confédéral remet sur pied une commission associant des conseillers, assume une mission de veille juridique, rassemble les résultats obtenus aux élections et recense les conseillers.

En 1957, un tournant intervient au congrès confédéral. La CGT adopte trois résolutions, dont le fil conducteur est l’effectivité du droit du travail, sur l’organisation du travail juridique dans les organisations confédérées, la refonte de l’inspection du travail et la réforme profonde de l’inspection du travail. Ce programme fut défendu, à quelques ajustements près, jusqu’à la fin des années 1970 et permit d’affronter les nombreuses attaques visant à imposer l’échevinage, c’est-à-dire la mise en place d’un magistrat de carrière secondé par des assesseurs employeurs et salariés ou encore la désignation, et non plus l’élection, des conseillers.

L’institution prud’homale a peu évolué avant les réformes de 1979 et 1982 dans son fonctionnement et ses prérogatives, à l’exception d’une réforme procédurale en 1974. Y compris dans son périmètre géographique et professionnel, dans la mesure où son financement exclusivement municipal, ainsi que les lourdeurs de la procédure de création de nouveaux conseils ou d’extension des conseils existants ont entravé leur généralisation. Ainsi, la CGT estime qu’en 1979 près de 6 millions de salariés n’ont pas accès aux conseils de prud’hommes et doivent donc avoir recours aux tribunaux d’instance.

La prud’homie, juge de droit commun du travail

En 1977, la commission exécutive des conseils de prud’hommes, réunie en congrès, adopte une motion présentée par Force ouvrière et soutenue par le patronat favorable à la désignation des conseillers. Les élus CGT et CFDT quittent la salle. La crise, latente depuis plusieurs années, éclate au grand jour et une réforme profonde de la juridiction est inévitable. Robert Boulin, ministre du Travail et figure du « gaullisme social » s’en saisit et son cabinet prépare un projet de loi ainsi que les décrets d’application pour lesquels les syndicats sont longuement consultés.

"Votez CGT" | archives IHS-CGT métaux

« Votez CGT » | archives IHS-CGT métaux

Adoptée en janvier 1979, la loi généralise les conseils de prud’hommes sur l’ensemble du territoire et unifie leur organisation en cinq sections (industrie, commerce, activités diverses, encadrement, agriculture). Elle renforce les pouvoirs du président du conseil, dote les conseillers d’un véritable statut et instaure un système de référé. Elle prévoit enfin l’organisation d’un scrutin national unique. Ce fut l’occasion pour la CGT, en décembre 1979 comme après, d’organiser de vastes campagnes d’information et de revendications. Car au-delà de l’élection de plusieurs milliers de juges, ce scrutin était un indicateur sans équivalent pour mesurer la représentativité de chaque organisation.

En 1982, la loi supprime l’échevinage hérité de la législation impériale allemande en Alsace et en Moselle et réduit la durée du mandat à cinq ans. Elle prévoit également l’octroi de crédits pour la formation des conseillers et la création d’un conseil supérieur de la prud’homie, en remplacement de la commission exécutive des conseils de prud’hommes disparue en 1977.

Avec ces deux lois, le conseil de prud’hommes devient (enfin) le juge de droit commun de l’exécution du contrat de travail. Pour autant, cette reconnaissance n’a pas fait taire les critiques et les espoirs de museler cette institution : tout y passe, de l’incompétence juridique des conseillers au coût des élections, en passant par leur absence de neutralité, les crédits octroyés pour la formation ou encore le montant des indemnités perçues par les conseillers. Avec un certain succès, dans la mesure où l’argument de l’austérité a permis d’imposer en cinq ans la suppression de 60 conseils de prud’hommes sur 271, de programmer la disparition de l’élection prud’homale ou encore d’accentuer le poids des magistrats professionnels, en clair de gommer petit à petit les spécificités de la prud’homie et d’alimenter la politique de « détricotage » et de contournement du droit du travail menée depuis une décennie.

Parents pauvres de la justice, les juridictions sociales manquent cruellement de moyens matériels et humains en dépit du rôle essentiel qu’elles jouent. Tribunal pour enfants, tribunal des affaires de sécurité sociale, commission départementale d’aide sociale, conseil de prud’hommes sont autant de juridictions dont la lenteur, l’éloignement ou encore les décisions impactent parfois durement le quotidien des travailleurs et de leurs familles. Au-delà du retrait du projet de loi Macron, il s’agit donc d’exiger des moyens à hauteur des besoins et de réfléchir à la fonction sociale de la justice.

Bibliographie

« Les conseils de prud’hommes à l’épreuve de la judiciarisation », in A. Vauchez, L. Willemez, La justice face à ses réformateurs (1980-2006), Paris, PUF, p. 217-242.

  1. Bouveresse, « Des élections malgré tout : l’histoire mouvementée des conseils de prud’hommes », in J. Krynen, L’élections des juges, Paris, PUF, 1999.
  2. Cam, Les prud’hommes : juges ou arbitres ? Les fonctions sociales de la justice du travail, Paris, Presses de la FNSP, 1981.
  3. Cottereau, « Les prud’hommes au XIXesiècle : une expérience originale de pratique du droit », Justices, n° 8, octobre-décembre 1997.
  4. Cottereau (dir.), « Les prud’hommes XIXe-XXesiècle », Le Mouvement social, n° 141, octobre-décembre 1987.
  5. David, « L’évolution historique des conseils de prud’hommes en France », Droit social, février 1974.
  6. Michel, L. Willemez, Les prud’hommes. Actualité d’une justice bicentenaire, Bellecombe-en-Bauges, Ed. du Croquant, 2008.
  7. Willemez, « Le sens d’une élection et les frontières de la justice. Les controverses autour des élections prud’homales », in H. Michel, L. Willemez (dir.), La justice au risque des profanes, Paris, PUF, 2007.

[1] Pour signer la pétition en ligne : www.cgt.fr/Exigeons-des-moyens-pour-la.html.

[2] Le référé est une procédure d’urgence permettant de demander à une juridiction qu’elle ordonne des mesures provisoires pour préserver les droits du demandeur.