Assurément, la journée du 1er mai 2020 ne sera pas tout à fait comme les précédentes. La crise sanitaire qui paralyse l’économie mondiale est inédite, mais pour autant, depuis que cette grande manifestation internationale a vu le jour en 1890, les difficultés n’ont pas manqué. Et dans la mesure où cette journée « ne commémore rien et ne parle que du futur », comme le rappelle l’historienne Danielle Tartakowsky, n’hésitons pas à puiser dans le passé l’énergie pour construire le jour d’après.

À vos risques et périls

Jusqu’en 1864, le délit de coalition – c’est-à-dire le fait pour des individus de s’entendre pour obtenir certaines mesures – est réprimé par les articles 414 et 415 du Code pénal de 1810. Ainsi, des ouvriers cessant collectivement le travail risquent un à trois mois de prison, les « meneurs » deux à cinq ans. La coalition patronale pour réduire les salaires est aussi interdite, mais la similitude s’arrête là, puisque les patrons ne s’exposent qu’à une amende et à une peine d’emprisonnement allant de six jours à un mois. Et ce délit frappe plus systématiquement les ouvriers…

La loi Ollivier, adoptée le 25 mai 1864, abroge ce délit de coalition. Le droit de grève est désormais toléré, mais cette mansuétude trouve vite ses limites, y compris après l’avènement de la Troisième République. Les mobilisations sociales, encadrées par l’armée et la gendarmerie, s’achèvent souvent tragiquement. Le 1er mai 1891, l’armée ouvre le feu contre une manifestation de grévistes à Fourmies, dans le Nord. Trente-cinq personnes sont blessées, neuf périssent. Le plus jeune, Émile Cornaille, n’avait que onze ans. L’émotion considérable qui traverse alors l’opinion publique n’empêche pas, quelques semaines plus tard, la justice de condamner onze de ces manifestants à des peines allant de deux à douze mois de prison pour rébellion, violences à agent et entrave à la liberté du travail.

La violence s’exprime également par l’ampleur des dispositifs répressifs. Ainsi, pour le 1er mai 1906, journée particulièrement suivie pour l’obtention de la journée de travail de huit heures, on recense rien qu’à Paris, en plus de la police municipale et des brigades de réserve, 40 bataillons d’infanterie, 32 escadrons de dragons, 10 de chasseurs, 5 de hussards et un de cuirassiers, soit des dizaines de milliers de soldats !

Remercié pour faits de grève

L’arme la plus dissuasive reste sans doute entre les mains patronales. En effet, la justice considère que la grève constitue un motif valable de rupture du contrat de travail par l’employeur. Le droit de cesser le travail pour défendre ses droits et ses revendications trouve là une puissante limite ! Il est cependant d’usage, dans bon nombre d’entreprises, de tolérer la grève du 1er mai. Mais le bon vouloir patronal peut changer, comme en 1936. Cette année-là, la direction de l’usine Breguet du Havre décide de licencier deux militants ayant fait grève le 1er mai. Bien mal lui en pris ! En solidarité, les salariés débrayent et occupent l’usine, contraignant la direction à réintégrer les deux ouvriers et à payer les jours de grève. Cette victoire totale, en deux jours, donna le signal d’une vague de grèves et d’occupations dont les conquêtes sont encore inscrites dans notre quotidien. La revanche patronale fut prise trois ans plus tard. La grève générale du 30 novembre 1938, contre la remise en cause des 40 heures hebdomadaires, s’achève par une répression féroce. 800 000 ouvriers sont licenciés, le réembauchage écarte systématiquement les « meneurs ». En janvier 1939, 15 000 militants sont toujours privés d’emploi et 500 sont toujours face à la justice. Cette « Saint-Barthélemy » syndicale est telle que la CGT n’appelle pas à faire grève le 1er mai 1939, par peur des représailles.

Cette situation n’évolue qu’après la Seconde Guerre mondiale. Conformément à la constitution de la IVe République du 27 octobre 1946 qui prévoit, dans son préambule, que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent », l’article 4 de la loi du 11 février 1950 entérine le fait que « la grève ne rompt pas le contrat de travail ».

Un 1er mai chômé et férié

Mieux, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Protection sociale et secrétaire général de la FTM-CGT obtient, par deux lois de circonstance, en 1946 et 1947, que le 1er mai soit un jour férié et chômé. Il tranche ainsi nettement avec le régime de Vichy qui, après avoir interdit les grèves avec la loi du 2 décembre 1940, décide d’instituer le 1er mai « comme jour férié, fête du Travail et de la Concorde sociale » en avril 1941. Tombant le jour de la saint Philippe, le 1er mai devient une journée à la gloire du Maréchal Pétain. Celles et ceux qui refusaient la collaboration et l’occupation nazie ont contesté cette tentative de récupération, en diffusant des tracts et des papillons, en appelant à cesser le travail ou à se rassembler, comme en zone libre le 1er mai 1942 ou à l’appel du Conseil national de la Résistance le 1er mai 1944 et cela, toujours au péril de leurs vies.

La loi du 29 avril 1948 inscrit définitivement dans le code du travail le 1er mai comme étant un jour férié et chômé. Si cette date est désormais reconnue, elle n’est pas pour autant acceptée dans les faits ! Dans le contexte de la guerre froide et des guerres de décolonisation, les défilés sont interdits à Paris à partir de 1954. Mais la CGT n’hésite pas à braver cette interdiction, en dépit de la répression policière. Il faut attendre le 1er mai 1968, pour que les organisations syndicales soient de nouveau autorisées à manifester dans les rues parisiennes.

La reconnaissance juridique de cette journée est toutefois paradoxale. Elle facilite la participation des travailleurs, mais la prive en même temps de ce qui faisait sa force face au patronat et au gouvernement, la grève. Cette institutionnalisation affaiblit sa portée revendicative et aiguisent les appétits de récupération. Ainsi, à partir de 1988, le Front national retient cette date pour défiler en l’honneur de Jeanne-d’Arc et afficher un discours « social ». Dans le même sens, Nicolas Sarkozy a rassemblé ses partisans sur le parvis du Trocadéro à Paris le 1er mai 2012, à quelques jours du second tour des élections présidentielles, pour une « vraie fête du travail » et un discours violemment antisyndical. Enfin, ces dernières années, les violences policières ont de nouveau émaillé les défilés du 1er mai. En 2018, Alexandre Benalla et consorts se sont illustrés, tandis qu’en 2019, les forces de maintien de l’ordre ont usé de gaz lacrymogènes contre le carré de tête de la manifestation, créant ainsi un dangereux précédent.

La solidarité internationale en actes

Le 14 juillet 1889, lors de son congrès fondateur à Paris, la Deuxième Internationale ou Internationale socialiste, adopte à l’unanimité la résolution appelant à organiser « une grande manifestation à date fixe, de manière que, dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail ». Le 1er mai 1890 est la date retenue, ce jour ayant été proposé par la centrale syndicale nord-américaine, l’American Federation of Labor, en mémoire de la grève des ouvriers des usines de machines agricoles McCormick de Chicago en 1886. Celle-ci, menée pour la réduction du temps de travail et l’augmentation des salaires, avait été réprimée dans le sang par la police : les blessés se comptèrent par dizaines, un homme perdit la vie. Trois jours plus tard, une manifestation pacifiste se rassemble non loin de Haymarket Square pour protester contre les violences policières. Une nouvelle fois, la police charge, mais une bombe artisanale est lancée et sept agents de police sont tués, des dizaines sont blessés. Huit hommes sont interpellés. Après un simulacre de procès, Oscar Neebe écope de 15 ans de prison ; Michael Schwab et Samuel Fielden la réclusion à perpétuité ; Auguste Spies, Georges Engel, Adolph Fischer, Albert Persons et Louis Lingg la peine de mort. Ces derniers sont exécutés le 11 novembre 1887, avant que la justice ne reconnaisse finalement leur innocence en juin 1893.

En cette période de pandémie où 4,5 milliards d’individus – plus de la moitié de l’humanité – sont soumis à un confinement, la portée internationale et les idéaux de solidarité et de coopération du 1er mai sont d’une actualité brûlante. Car l’histoire en témoigne, défendre ses revendications à l’occasion de la journée internationale des travailleurs a été un droit durement conquis. En dépit des difficultés, le mouvement social n’a jamais renoncé à se saisir de cette date pour se faire entendre, pour partager ses valeurs et ses propositions économiques et sociales. Alors oui, en 2020 plus que jamais, portons haut et fort nos revendications CGT sous toutes les formes possible, construisons ensemble le jour d’après, et cela dès le 1er mai !