Vous retrouverez ci-dessous l’intervention de Claude Ven, président de l’Institut CGT d’histoire sociale de la métallurgie au XIIe congrès de l’UFICT Métallurgie organisé à la résidence hôtelière Jean-Baptiste Clément à Saint-Ouen du 12 au 15 décembre 2016.

Je commencerais mon propos en remerciant la direction de l’UFICT de permettre à notre IHS d’être présente au sein même de ce congrès. J’espère que cette prise de parole vous incitera à mesurer l’importance et l’intérêt de l’histoire dans l’analyse du présent et l’action syndicale au quotidien. Et qui sait, de nous rejoindre à l’institut.

Tout d’abord il ne me semble pas inutile de donner de l’épaisseur et de la perspective à notre présence en ce lieu.

Loin de moi l’idée de vous présenter le centre qui nous accueille mais du moins prenons en considération le territoire où nous sommes.

Saint-Ouen ! Ville de la banlieue parisienne, ville de droite, au cœur de ce qui fut et devrait demeurer la ceinture rouge de la capitale.

Ville de droite puisque son maire actuel est membre de l’UDI, élu sur une liste d’Union de la droite. Et pourtant…

Comment rester sur cet état de fait. Saint-Ouen c’est bien autre chose. Elle n’a connu que trois maires en 70 ans, trois maires, dont deux femmes, apparentés communistes entre 1945 et 2014. Aux dernières municipales, dans ce bastion rouge, la gauche, avec plus de 60 % des voix sur le papier, laissera pourtant la droite s’emparer de la mairie. Les déchirements, les appétits, les ambitions personnelles, feront que sa population fera les frais des enjeux de pouvoir.

Tant il est vrai qu’aucun territoire n’est à l’abri des aléas de l’histoire. Après tout, c’est ici que dans la nuit du 2 au 3 mai 1814, Louis XVIII, revenu d’exil, signera un acte historique : la déclaration dite de Saint-Ouen qui rétablit la monarchie dans ce beau royaume de France qui a tant souffert de la révolution et de l’empire.

Mais c’est aussi ici que le 8 mai 1919, fut créé la première section française officielle de l’Internationale communiste, un an et demi avant la fondation du PCF au congrès de Tours en décembre 1920.

Je ne résiste pas, pour l’anecdote, de préciser que c’est ici que naquit la première star française du cyclisme, Charles Terront, premier vainqueur en 1891 de la course Paris-Brest-Paris. Première épreuve qui ralliera la capitale à la cité du ponant où votre serviteur verra le jour 70 ans plus tard. Mais cette anecdote méritera t-elle de s’inscrire dans l’histoire ?

Saint-Ouen, ville ouvrière, où viendra s’implanter dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’entreprise Citroën.

Mais Saint-Ouen, c’est aussi le marché aux puces. Aujourd’hui la plus grande concentration d’antiquaires et de brocanteurs du monde, totalisant cinq millions de visiteurs par an.

Si les riches touristes et les personnalités des quatre coins du monde sont aujourd’hui des habitués, les débuts sont plus humbles et moins clinquants.

Vers 1870, des chiffonniers de Paris s’installent à Saint-Ouen sur la zone dite des Malassis, zone de non-droit détaxée, située au delà de l’enceinte et des barrières de l’octroi. L’activité de ceux que l’on appelle les « crocheteurs » incommode les parisiens. Le préfet Eugène Poubelle organisera, en 1884, l’enlèvement des ordures ménagères, privant ainsi la biffe, comme on l’appelait, de sa matière première qui s’entassait dans les rues et les caniveaux.

Les puces, où se retrouveront chiffonniers, brocanteurs et ferrailleurs, naitront officiellement en 1885.

C’est la biffe justement, qu’évoqua Aristide Bruant dans la chanson qu’il consacra à Saint-Ouen au même titre que la Bastille ou la rue Saint Vincent.

Enfin je n’sais pas comment

On peut y vivre honnêt’ment

C’est un rêve…

Car comme on est harassé

Quand on crève…

El’cim’tière est pas ben loin,

A Saint-Ouen

A Saint-Ouen

Et puisque nos pérégrinations nous font errer jusqu’au cimetière de Saint-Ouen, il me faut évoquer la mémoire d’un camarade de lutte qui y repose avec tant d’autres. Je veux parler de Jean Desmaison, militant de la métallurgie qui fut secrétaire général de notre fédération et décéda, en cours de mandat, en septembre 1991.

Jean fut le principal acteur de la réappropriation par les métallos de leur histoire et renoua les contacts perdus avec les anciens. Il créa ainsi les conditions qui permettront dix ans plus tard la création de notre institut d’histoire.

Et c’est cette bonne ville de Saint-Ouen qui hébergea en janvier 1973, sous haute surveillance, la délégation vietnamienne qui négocia les accords de paix mettant fin à la guerre du Vietnam.

Enfin n’oublions pas que dans sa chanson Ma Môme, Jean Ferrat, précise :

On ne va pas à Saint Paul de Vence, on passe toutes nos vacances à Saint-Ouen… Alors pourquoi pas vous ?

Et pourquoi ne pas choisir le centre Jean-Baptiste Clément ?

Car il est temps d’évoquer cette grande figure, auteur d’une chanson qui si elle demeure l’âme encore vibrante de la Commune est aujourd’hui un patrimoine national.

Rassurez-vous je n’entonnerais pas Le temps des cerises, pas plus que La semaine sanglante qu’il écrivit après les terribles combats de la Commune. Mais il n’est pas superflu de rappeler que ce poète fut aussi un militant socialiste. Socialiste des origines bien sûr.

Dès quatorze ans, il exercera le métier de garnisseur de cuivre. Participant à des journaux socialistes il doit fuir en Belgique en 1867, puis revenu à paris il sera emprisonné  jusqu’au soulèvement du 4 septembre 1870 qui rétablit la république. Il est élu au conseil de la commune le 26 mars 1871 dans le XVIIIe arrondissement. Combattant pendant la semaine sanglante, il parviendra à quitter Paris pour se réfugier à Londres. Condamné à mort par contumace il ne rentrera qu’après l’amnistie générale de 1880. Il y aura plus de 5000 personnes pour l’accompagner au père Lachaise, sa dernière demeure, le 26 février 1903.

Jean-Baptiste Clément fut de la dernière barricade, celle du 17 de la rue de la Fontaine-au Roi, en compagnie d’Eugène Varlin et de Théophile Ferré. Elle sera prise vers midi le 28 mai 1871, dans ce quartier près de la République qui a vu couler tant de sang. Pas de sang bleu mais de ce sang impur évoqué dans La Marseillaise, le sang bien rouge du peuple, ce même sang des innocents qui a couler sur ces mêmes pavés lors des attentats des derniers mois.

Et puisque nous en sommes à évoquer la Commune, je voudrais revenir sur un événement qui n’a pas eu le bénéfice de la première page des journaux.

L’adoption par l’Assemblée nationale d’une résolution pour proclamer la réhabilitation des victimes de la répression de la Commune de Paris en 1871 qui ont combattu pour la liberté et pour les valeurs de la République.

On peut être surpris qu’au milieu des préoccupations actuelles, l’Assemblée nationale ait trouvé le temps de voter le 29 novembre 2016 au soir, cette « résolution » et non pas loi, déposée, rappelons-le, par le groupe socialiste depuis 2013.

Juridiquement il semble que l’on ne pouvait recourir ni à la grâce, ni à l’amnistie, ni à la réhabilitation judiciaire qui s’appliquent à des personnes vivantes et que l’on ne souhaitait pas la révision des jugements, quand il y en a eu, des tribunaux militaires.

L’amnistie avait d’ailleurs été prononcée dès 1879, partiellement, et en 1880 complètement, mais cette amnistie n’était pas satisfaisante. En effet, elle ne constitue qu’un pardon légal qui conduit au silence et à l’amnésie.

La solution est donc le vote d’une résolution qui contourne la difficulté des lois mémorielles, assez décriées.

Ce texte est une expression de l’Assemblée nationale, sans autre portée que symbolique. Il y a peu de chance que le sénat s’en empare.

Rappelons ce que fut la Semaine sanglante, celle des jugements prononcés de manière expéditive et des exécutions sommaires. Elle débuta le 21 mai 1871 avec l’entrée des troupes versaillaises dans la capitale… il y eut, selon les estimations, entre 10 000 et 20 000 morts. L’incertitude même pesant sur ce nombre, montre le caractère brutal et aveugle de la répression. Ce fut ensuite, après l’écrasement de la Commune par les armes, l’internement de 43 522 communards et la présentation de 34 952 hommes, 819 femmes et 538 enfants devant vingt-quatre conseils de guerre, qui siégèrent pendant plus de quatre ans et condamnèrent 9 780 communards à des peines souvent très lourdes. À la mort des victimes de la première période, s’ajouta donc l’infamie attachée à ces condamnations.

En effet, les conseils de guerre se prononcèrent, jusqu’en 1877. Ils décidèrent de nombreuses peines de prison, d’une centaine de condamnations à mort, dont une vingtaine furent exécutées, et de plusieurs milliers de déportations, notamment en Nouvelle-Calédonie, parmi lesquelles celle de la célèbre institutrice et féministe Louise Michel, figure emblématique de la Commune.

Au delà des atrocités, c’est bien le caractère progressiste et novateur des mesures mises en place durant la Commune qui reste au cœur de la polémique. Un programme d’émancipation sociale et économique, promoteur d’une forme de société libre, égalitaire et fraternelle.

Le parlement se devait de jouer son rôle en reconnaissant ces évènements constitutifs de l’identité républicaine

Le débat fut, bien sur, l’occasion d’expressions diverses. Pour l’UDI, cette proposition est inopportune et partisane. Pour les Républicains, la mémoire ne peut être l’objet d’une instrumentation abusive car il est d’autres exterminations comme en Vendée sous la terreur. Quand au Front national, pour lui, il faut « laisser les morts enterrer les morts ». Je vous laisse apprécier cette déclaration de Me Collard.

Le Front de Gauche, pour sa part, à rappeler qu’il s’agissait d’un des plus grands épisodes du mouvement ouvrier français, dans une période où l’action sociale et syndicale tend à être criminalisée comme dans les cas de Goodyear ou d’Air France.

Il y a dix ans, le collectif Liberté pour l’histoire, avait dit : « Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire. »

Le rapporteur de cette résolution, Patrick Bloche, précisera qu’il « continue de penser qu’il faut laisser l’histoire aux historiens, qu’on ne doit pas confondre histoire, justice et mémoire. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner… Gardons-nous donc d’une lecture officielle de l’histoire… »

Ainsi l’Assemblée nationale estime dans la résolution adoptée, qu’il est temps de prendre en compte les travaux historiques ayant établi les faits dans la répression de la Commune de Paris de 1871, juge nécessaire que soient mieux connues et diffusées les valeurs républicaines portées par les acteurs de la Commune de Paris,  souhaite que la République rende honneur et dignité à ces femmes et ces hommes qui ont combattu pour la liberté au prix d’exécutions sommaires et de condamnations iniques  et proclame la réhabilitation des victimes de la répression de la Commune de Paris de 1871.

Alors que faut-il penser de tout cela ? Et quelle approche de notre IHS ?

Nous transmettons une mémoire, celle du mouvement social. Mais nous écrivons également son histoire car mémoire et histoire ne sont pas synonymes.

L’histoire peut parfois entrer en conflit avec ce que l’on appelle désormais le « devoir de mémoire », servi à toutes les sauces et souvent instrumentalisé à des fins idéologiques.

Il arrive que la mémoire étouffe l’histoire. Peut être dans nos rangs plus qu’ailleurs. Car la mémoire ne propose qu’une vision émotionnelle, partielle, individuelle du passé. La période actuelle s’y prête particulièrement. Face à un avenir incertain, on ne sait ce qu’il faut retenir, on ne sait pas identifier les traces marquantes. Aussi tout devient inédit, tout relève de la mémoire.

Cela doit aiguiser notre vigilance, car la mémoire de chacun, la mémoire du témoin peut nous jouer de mauvais tours dans le travail de l’histoire.

Oui, nous connaissons notre passé par la mémoire. Mais l’histoire ne se borne pas à un récit. Sa fonction essentielle n’est pas de raconter mais de questionner et en ce qui nous concerne de questionner au regard de l’actuel.

La mémoire est ma mémoire. L’histoire n’est pas mon histoire. Elle est le résultat d’un travail scientifique.

L’historien Pierre Nora n’hésite pas à écrire : « tout oppose mémoire et histoire ». Il ajoute : «  parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopant, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. »

Devoir de mémoire ? Pourquoi pas.

Droit à l’histoire ? Absolument !

Nous pourrions avoir le sentiment que dans le feu brûlant de l’actualité, de cette histoire en marche, sous nos yeux, nous ne servons pas à grand-chose. Que, comme les historiens, il nous reste à attendre que ces soubresauts se calment, que les esprits s’apaisent et que le regard et l’analyse puissent sereinement se poser sur les événements. Tant il est vrai que le travail de l’historien ne se fait pas à chaud. Mais si nous sommes respectueux des travaux historiques et que nous prétendons y participer, notre mission est plus large et notre responsabilité d’une  autre nature. Il nous faut armer les militants en leur redonnant la perspective de ce long chemin que constitue la lutte de classe et les ressourcer dans le bouillonnant passé du mouvement social.

Elie Wiesel a dit : « celui qui écoute le témoin, devient témoin à son tour » ; et il ajoutait : « entre l’information et la connaissance il y a un abime, tout comme entre la sensibilité et l’engagement. Éducateurs ou écrivains, ont pour mission de transformer l’information en connaissance, puis en sensibilité, puis en engagement ».

Je ne vous ferais pas l’affront d’énumérer la liste des périls qui nous menacent en ces temps incertains. Périls pour notre organisation, nos libertés, nos valeurs, notre existence et celle de la planète. Ces questions feront, pour partie, l’objet de vos travaux. Mais il me revenait de rappeler que le passé, l’expérience de nos anciens et l’analyse que nous en tirons, est un outil essentiel dans les combats que nous devons mener.

Votre institut CGT d’histoire sociale vous attend pour les affûter ensemble.

C’est aujourd’hui à nous de faire l’histoire.

En espérant qu’il nous restera autre chose que ces quelques mots de l’ami Prévert :

Le temps des cerises ne reviendra plus

Et le temps des noyaux non plus

(…)

C’est fini les trois mousquetaires

Voici le temps des égoutiers

Merci de votre attention et bon congrès à tous.