Est-il nécessaire de rappeler que toute une époque de la vie des militants de la CGT fut marquée par les défilés scandant «Paix en Indochine» puis «Paix au Vietnam», que cela dura plus de trente ans, comme le chanta Jean Ferrat, dans un air de liberté ? Oui, ça l’est car pour comprendre et se faire une juste idée, le retour sur l’Histoire est indispensable. Le pays est libre et réunifié en 1975 et, seul, il doit faire face à la reconstruction de toutes les infrastructures, à la prise en charge des dégâts considérables sur la population car les mutations génétiques produites par l’agent orange se perpétuent aujourd’hui encore. Les représentants d’un peuple courageux, un peuple fier mais sans arrogance aucune, auquel les militants que nous sommes portent une affection toute particulière, nous ont donc invités à venir découvrir la réalité de leur pays aujourd’hui. Nous y sommes allés sans préjugé, avec pour objectifs de voir ce qui se passe, comprendre le modèle de développement que se sont choisi les Vietnamiens, c’est-à-dire ce que signifie «une économie de marché à orientation socialiste» comme ils le disent. Et puis, bien sûr, de visiter quelques usines et rencontrer des syndicalistes « de base ».

A Hanoï, nous avons été reçus par un membre de la direction confédérale. Nos camarades nous ont d’abord expliqué le fonctionnement et la structure du syndicat. La CGT Vietnamienne qui a été fondée en 1929, regroupe 8 millions de membres parmi 20 fédérations sectorielles et 63 structures provinciales et confédère 120 000 syndicats de base. C’est le syndicat unique du pays. La Fédération des travailleurs de l’industrie et du commerce compte 180 000 adhérents dont 140 000 dans l’industrie manufacturière pour 586 syndicats de base. Ses objectifs sont :

  • De «protéger les droits et intérêts des travailleurs», mais il nous faut avouer que, au-delà de l’énoncé entendu à plusieurs reprises, nous n’avons pas réussi à obtenir la signification de ce principe, ni des exemples précis de droits ou d’intérêts à défendre ou à conquérir.
  • D’assurer l’accès aux activités sociales (fête dans les entreprises, séjour de vacances…).
  • De participer à la gestion économique de l’entreprise pour faire réussir le développement du pays.
  • Mettre en place des procédures d’émulation entre les travailleurs afin de récompenser ceux ou celles qui sont les plus méritants, les plus productifs.

La Fédération est dirigée par un comité exécutif de 45 membres et un bureau de 15 personnes dont un président, qui nous a reçus, tout juste en fonction depuis 4 mois, et deux vice-présidents. Ils attendent de nous un échange d’expériences et un travail en commun pour « protéger les intérêts des travailleurs».

Notre délégation a présenté notre organisation CGT, notre mode de fonctionnement, a fait un bref exposé sur la situation économique et sociale en France et en Europe, a rappelé nos principaux repères revendicatifs. Puis, nous avons dit pourquoi nous souhaitions ouvrir un débat sur le mode de développement à l’œuvre au Vietnam en pointant les 2 aspects contradictoires auxquels nous faisons face. D’une part, nous nous battons pour de véritables coopérations permettant aux pays en développement de répondre aux besoins de leur population, d’accéder pour se faire aux technologies les plus récentes qui allégeront la peine des êtres humains et préserveront la nature, tout en donnant accès aux biens et services de hauts niveaux. Dans ce cadre moyennant 4 conditions (répondre aux besoins locaux, être utile localement socialement et économiquement, ne pas délocaliser les emplois de notre pays et respecter les droits humains, sociaux et syndicaux) nous ne nous opposons pas à l’implantation des Firmes Multinationales Françaises au Vietnam. D’autre part, la réalité se rappelle à nous. Dans les circonstances présentes et la situation de l’emploi en France, l’industrialisation dans les pays comme le Vietnam, telle qu’elle est menée actuellement par les grandes entreprises capitalistes, suscite parmi les travailleurs, parmi nos mandants, une très forte crainte. Notre bataille consiste à nous battre contre l’idée que ce ne sont pas les travailleurs vietnamiens qui prennent le travail aux salariés français, mais ce sont les choix des patrons qui mettent en concurrence les salariés.

Ainsi, le rapide progrès social est nécessaire dans tous les pays. Sauf que l’interlocuteur des patrons occidentaux pour des implantations dans le pays, se trouve être le gouvernement du Vietnam, dont le syndicat est un des piliers. C’est pourquoi nous avons proposé d’inviter une délégation de haut niveau, c’est-à-dire de dirigeants nationaux du syndicat et de ses fédérations, en France, au second semestre 2014 afin de travailler ensemble les questions économiques et sociales, les questions de modèle de développement. Il y a matière à débats car, dans le cours de la discussion, des contradictions fortes sont apparues sans que les pistes de résolution ne soient imaginées.

Par exemple, quasiment toutes les entreprises sont désormais des sociétés par actions, dont l’Etat conserve la majorité, avec le personnel (sans réellement avoir choisi et sans pouvoir les revendre alors qu’ils les paient) qui est actionnaire minoritaire (pour motiver les travailleurs, nous disent-ils), et les banques et institutions privées, parfois étrangères qui disposent d’une large minorité. De même, le premier responsable du syndicat dans de nombreuses entreprises n’est autre que le DRH. A bout d’arguments, notre interlocuteur synthétise sa pensée en affirmant «le Vietnam est un pays communiste avec une économie capitaliste». Quelle contradiction ! Quels échanges passionnants en perspective. Existe-t-il un autre modèle de développement que le modèle chinois pour le Vietnam ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit et du choix actuel des dirigeants Vietnamiens.Nos visites de sites industriels en sont l’illustration.

La première, Tisco (acronyme anglais de compagnie du fer et de l’acier de Thai Nguyen), appartient au groupe VN Steel. Il s’agit d’une usine à billettes construite en 1963, en l’état, et d’un laminoir qui sort du fer à béton qui a été rénové et rééquipé par une compagnie italienne en 2009. L’activité syndicale consiste à faire de la propagande et diffuser des informations sur la marche de l’entreprise, à pousser le développement et la production du site, à activer des mouvements d’émulation entre les travailleurs pour récompenser les meilleurs. Il s’agit aussi de prévenir les accidents du travail, d’organiser le contrôle médical annuel, d’organiser les vacances et les voyages touristiques pour les travailleurs et leur famille, d’organiser les activités sportives et culturelles. Et enfin, d’aider les travailleurs pauvres, ceux qui ne parviennent pas à subvenir à leurs besoins. La seconde, FUTU1, fabrique des pièces pour Yamaha et Honda ainsi que du matériel agricole pour les besoins internes. 1 200 salariés dont 200 ingénieurs gagnent entre 450 $ par mois pour l’ouvrier et environ 800 $ pour l’ingénieur. Nous avons eu le plus grand mal à nous faire expliquer si l’entreprise versait des dividendes à ses actionnaires (dont le personnel pour 5%). L’horaire de travail est de 46h par semaine, alors que l’horaire légal est de 48.

Enfin, nous nous sommes rendus à Ho Chi Minh Ville, chez Asia Fan, filiale du groupe français SEB depuis 2001. Seb détient 65% du capital, 30% restent à la famille fondatrice et 5% par les salariés. Asia Fan a 2 unités de production de ventilateurs. Le 2ème site se trouve à 2h de Ho Chi Minh, celui-ci est dédié à la plasturgie du produit avec 170 salariés. Asia est n°1 au Vietnam du ventilateur et exporte en Thaïlande, Colombie, Malaisie et Brésil. C’est la première fois que nous rencontrons un syndicat d’une filiale asiatique du groupe SEB. Dès notre arrivée, nous sommes accueillis par le directeur avec une affiche «bienvenue à la FTM-CGT». L’entrée donne directement sur les services paie, RRH et commercial. Nous faisons connaissance avec le président du syndicat. Dans une salle de réunion, la direction fait une présentation de l’usine. Le site s’étend sur 5 000 m2 avec un effectif de 700 salariés en haute période et 600 en basse période. Le président du syndicat, qui prend très peu la parole, nous informe du taux de syndicalisation dans cette entreprise privée qui est de 60%. Le directeur nous informe sur les élections de l’entreprise qui ont lieu tous les 5 ans, 6 membres sont élus dont un président. Tous les mois, les revendications des salariés sont traitées entre le président du syndicat et la direction et 1 fois par trimestre avec tous les membres.

L’entreprise compte beaucoup de personnel féminin en administratif et en production. On remarque un personnel jeune surtout à la production. Il y a 5% de turnover essentiellement sur les métiers de production. Le directeur souligne que, du fait de la crise actuelle, celui-ci est en baisse dans les entreprises. Les quelques chaines du site qui reçoivent 300 à 450 salariés selon les périodes sont des chaines mécanisées. Le premier niveau d’embauches en production est le CAP et pour les plus qualifiés, le BAC. Le personnel est très jeune dans l’ensemble. Les femmes sont majoritaires dans les métiers de montage et emballage et les hommes à l’approvisionnement, logistique et maîtrise. Le salaire moyen est de 150€ avec un temps de travail de 48h/semaine. L’ergonomie des postes est pratiquement inexistante. Les salariés restent toute la journée sur le même poste. Le temps de cycle du montage d’un ventilateur est de 15 secondes. Ces cadences demandent beaucoup de dextérité, de concentration de la part des salariés. Une dizaine de salariés sont sur des postes hors des chaines de production. On nous explique qu’à chaque recrutement il y a une phase d’apprentissage pendant un mois. Etre utile dans la société vietnamienne, Asia Fan joue le jeu, l’entreprise a l’habitude de recevoir des trophées dont un en 2012, le diplôme du meilleur entrepreneur. Des activités sont organisées dans l’entreprise, dont une qui aura toute notre attention : le concours du salarié le plus rapide qui est très sérieusement préparé. Un temps à la préparation est même accordé au salarié inscrit au concours. Il est choisi une ou des opérations en lien avec le montage d’un ventilateur.. et top chrono… Un prix est offert au gagnant !! Et dans tout cet environnement de travail, il n’existe pas de local syndical. Nous interrogeons la direction à ce sujet qui nous répond que cela n’a jamais été abordé. Après la visite, il n’est apparemment pas prévu d’échanger avec le syndicat à notre grand regret. Ce déplacement ne peut pas s’arrêter à une «visite d’entreprise».

Nous avons, par la Fédération du Vietnam, besoin de poursuivre les échanges si nous voulons grandir dans nos coopérations syndicales. Notre séjour s’est conclu par une visite de 2 jours à l’un des syndicats du Cambodge voisin. Là, le salaire moyen est de 45€ par mois et gageons que certains y verront un futur eldorado. Total et Vinci ont déjà fait, à la France, une réputation assez honteuse et nos camarades ont été soulagés de voir notre complète solidarité et nos propositions pour intervenir auprès des directions de ces groupes pour faire respecter leurs droits. Ceci étant, la différence avec le Vietnam est flagrante. Quelques uns sont manifestement immensément riches. Le nombre impressionnant de très gros 4X4 importés des Etats-Unis qui circulent à Phnom Penh le montre. Alors que l’on voit la misère partout, des familles qui vivent dans la rue, des enfants errants, sniffant de la colle, le choc est violent. Cette visite est à mettre en perspective avec ce que nous avons vu lors de nos déplacements au Vietnam. Là-bas quelques riches, c’est vrai, de la pauvreté, liée au niveau de développement actuel, mais pas de misère, pas d’enfant trainant dans les rues.