Le texte ci-après reproduit une contribution de Michel Tual, rédigée en avril et mai 2021, avec son aimable autorisation.

La vie est ainsi faite. Il y a des images dans ma jeunesse qui étaient confuses, voire tourmentées. Maintenant, elles accompagnent mon existence, remontent comme des bulles et c’est le constat que je fais à l’hiver de ma vie.

Après cette guerre de 1939-1945 qui pour beaucoup a laissé des images fortes, lesquelles vous accompagnent le long de votre destinée et qui ne vous quittent plus.

Ma plus jeune enfance

1933, année de ma naissance, nous habitons dans le XIVe arrondissement, riche en population laborieuse et solidaire, où il faisait bon vivre. Mes parents tenaient un café-charbon (bougnat) qui se situait au numéro 44, de la rue Pernety, face au métro du même nom. Il y avait alors de nombreux clients attachés à ce café. Parmi eux, après le conflit, d’anciens brigadistes engagés lors de la guerre d’Espagne qui s’en étaient sortis, d’autres hélas y avaient laissé leur peau.

Moi assis devant ma table au fond de la salle, j’entendais des bribes de phrases en m’efforçant de faire mes devoirs. Comme aujourd’hui, c’était des discussions sur les événements passés, actuels ou futurs. Un chaudron dans lequel les vies sont mélangées et apprennent à échanger, à travers ce brouhaha continuel qui était nécessaire à l’existence de ce commerce.

Quelques mots hachés venaient par vagues s’échouer au fond de la salle. Il était question de guerre, de trahisons, de politiques qui me laissaient perplexe. Notre instituteur, monsieur Bertiot, ancien de 1914, avait souffert de celle-ci, en nous décrivant ces conflits qui n’apportaient que ruines et désolations pour les peuples et argent et pouvoir pour d’autres.

Mon adolescence et la guerre

Cela me projette aujourd’hui dans une réflexion. Que pouvait penser cet adolescent que j’étais alors, dans la période de cette Seconde Guerre mondiale ? De ces informations que je captais, dépourvus de sentiments, dans cette violence continuelle accompagnée d’interpellations énergiques et parfois brutales ? Cela se passait souvent à la sortie du métro, face à notre café. Et puis le soir venu, quand l’intensité du bruit semblait s’évacuer vers d’autres soucis et que dans le café les conversions s’essoufflaient.

Mon ouïe affutée semblait saisir loin encore ces pas cadencés qui ne ressemblaient à nuls autres, d’une précision horlogère qui ne pouvait amener que de l’inquiétude. Celle-ci montait d’un cran en voyant apparaître la patrouille qui passait. La question que je me posais en voyant ces soldats en armes, vont-ils s’arrêter ? Et l’angoisse qui m’étreignait dans ses serres comme un oiseau de proie.

Bien des fois ces soldats ont stoppé, puis sont entrés, en demandant aussitôt les papiers des clients. Imaginez alors le changement du décor qui avait lieu. Un bourdonnement continu des conversations habituelles, banales suivi d’un soudain et brusque silence où l’on transpirait la peur.

Cette scène s’est déroulée plusieurs fois sans suite, toutefois, l’une d’entre-elles aurait pu avoir des conséquences dramatiques, mais ça je ne l’ai su que plus tard. Voici…

« Tatave »

Nous avions un client qui avait pour nom Dujardin, ses camarades ainsi que mon père l’appelaient « Tatave ». Son frère, quelques moi plus tôt avait été pris dans une rafle, pointé par ses antécédents politiques qui, à l’époque, n’étaient pas acceptables. Ce soir-là, Tatave entre, commande un verre, puis se dirige vers le paternel et lui remet un papier. Le père au regard de celui-ci, sermonne fermement Tatave, car ce tract devait contenir des informations qui devaient être une menace, peut-être même un danger pour les personnes liées à ce communiqué. En même temps, le péril s’étendait sur notre famille, ainsi que sur la clientèle présente.

Tatave range donc cette note compromettante prestement. À peine dissimulée, la porte s’ouvre, les boches sont là ! Papiere ! L’officier qui les accompagnent parle français. Le père se dit : « Est-ce une fâcheuse coïncidence, ou était-il suivi ? » Cela se bouscule dans sa tête. Le contrôle des papiers commence avec fouilles, tout est épluché soigneusement, client après client. À ce moment, le temps passe très lentement, s’en est presque douloureux. Doucement, les militaires s’approchent de Tatave, celui-ci semble stoïque, il sort ces papiers, vide ses poches, rien, pas le moindre écrit ou imprimé n’émerge !

La patrouille partie, papa se précipite sur Tatave et lui dit : « Où as-tu mis le papier ? ». Et Tatave de lui répondre : « René, je ne sais plus, j’ai eu la trouille de ma vie. » « L’as-tu gardé sur toi ? » « Oui, je crois », lui répond-il. Ils vont à l’écart, celui-ci vide une fois de plus ses poches, rien… Enfin, après bien des recherches, ce papier est retrouvé presque par hasard dans la petite pochette du pantalon porté à l’époque par les charpentiers, menuisiers, maçons où ils glissaient le décimètre. Voilà comment s’est terminée cette histoire, une parmi tant d’autres.

L’après-guerre et l’espérance

Mais revenons après-guerre. Il y avait de la clientèle, les gens avaient soif de revivre, la liberté revenait et la vie renaissait enfin.

Petit à petit, tout se remettait en place. Quelques produits, tels le café, le sucre, refaisaient timidement leur apparition. Le sucre bien sûr avait la vedette à la place de l’infecte saccharine qui traînait sur le comptoir sans envie.

La célébrité connue revenait au charbon qui avait tant manqué aux français pendant ces quatre dernières années et avait fait périr des dizaines de milliers d’enfants.

Enfin, les beaux jours revenaient, le sport renaissait, les disciplines que l’on avaient appréciées avant-guerre, football, vélo, reprenaient leur place dans le cœur des français, le cyclisme tout particulièrement. Pendant le Tour de France, il semblait rassembler une majorité de mordus, qui s’agglutinaient quand, en fin d’après-midi, papa affichait les résultats. C’était ensuite de longues discussions jusqu’à l’heure de l’apéro sur la valeur et les atouts des coureurs. C’est ainsi qu’en 1947, nous avions suivi le déroulement final, gagné dans la dernière étape, par Jean Robic. Pour certains, c’était un parfait inconnu, alors que d’autres savaient son potentiel. Il était une pointure, comme l’on dit. Quelques années plus tôt, il avait fait du cyclo-cross et sera déclaré champion du monde en 1950. Son beau-père Guy Fraboulet avait usé ses fonds de culotte sur les bancs de l’école laïque de Ploërmel, dans le Morbihan, où mon père l’avait connu, ils avaient tout deux eu leur certificat.

Guy tenait aussi un café, avenue du Maine, « Au rendez-vous des bretons » et c’est ainsi que Robic venait avec son beau-père « tâter » de ses succès auprès de la clientèle.

Un certain Ambroise

 Puis, un jour, nous reçûmes la visite d’une personne que certains clients semblaient connaître. Un vague souvenir me rappelle un habillement simple, chapeauté ? Je ne sais plus. Il écoutait intéressé par l’esprit de discussions qui appartenait au monde ouvrier d’alors. Je me souviens où il s’asseyait parfois. Il avait un coude à l’extrémité du comptoir, en-dessous était installé le compteur à gaz, ce qui faisait un siège qui permettait quand on y était installé de voir le zinc en enfilade, ainsi qu’une partie du café. Certains clients préféraient cette place. Mon père semblait connaître cet homme et il n’était pas le seul. J’avais remarqué que des habitués, en partant, mettaient la main à la casquette pour le saluer discrètement. Il faut reconnaître qu’Ambroise Croizat, qu’il faut bien nommer, était respecté auprès des travailleurs. Il était très connu, il logeait depuis de longues années dans le XIVe arrondissement, rue Daguerre, à deux pas du Lion de Belfort.

Discussion avec notre père

Notre père, au cours des soirées que nous passions ensemble avec mon frère « qui était l’aîné de cinq ans », parlait de ces quatre années noires, ces espoirs déçus, puis, cet incroyable revirement sur le front de l’est à Stalingrad et l’explosion de joie intérieure gardé au fond de soi dans le café où l’armée imbattable nazie avaient été anéantie. Quels souvenirs !

Un soir d’été, il nous a parlé d’Ambroise Croizat, de 1936, des grèves pour arracher des acquis importants pour les salariés, puis la guerre, son parcours mouvementé, la prison et enfin de sa libération après de longues années de privation de liberté.

Je me suis souvent posé cette question, des années après. Pourquoi Ambroise Croizat venait-il chez mes parents ? Connaissait-il ce café ? En même temps, il ne pouvait ignorer que ce lieu était, si l’on peut dire fortement politisé. Il était sur un terrain qu’il connaissait, il se sentait un peu chez lui !

Conscience et engagement

La guerre a forgé la conviction des travailleurs. Quand enfin, la paix était revenue, la nouvelle gouvernance du pouvoir avait amené une appréciable amélioration des conditions de vie. Cela avait été à l’époque une énorme avancée. En ce qui me concernait, les années ont passé, les souvenirs se sont dissous dans le cours de l’existence, puis la fin du travail est arrivée. J’avais commencé à me syndiquer en 1951, chez Rosengart, dans le XVIIe arrondissement. À la retraite, Pierre Tavernier m’avait fait entrer à la commission financière et de contrôle de l’Union fédérale des retraités CGT de la métallurgie, où je suis resté de 1992 à 2006. Comme chaque année, j’étais invité avec ma femme au repas des anciens, au 94 rue Jean-Pierre Timbaud d’abord, puis à la Fédération. J’ai rencontré Liliane Caillaud, la fille d’Ambroise Croizat. Nous avons sympathisé puis, un jour, en parlant de son père, je lui ai révélé que parfois il venait passer quelques temps dans le café de mes parents, face au métro. Son père avait évoqué ce café, sans s’attarder sur la raison. Cette réponse m’a conforté dans mes souvenirs.

La vie m’a été profitable

Maintenant que toutes ces années sont derrière moi, les souvenirs me restent et me parlent, il y en a tant. Jusque-là, la vie que j’ai eu m’a été profitable, combien d’années encore la fenêtre sur mon passé restera entrouverte ? Je ne sais. Mais ce que je dois dire pour finir, c’est qu’il m’a été difficile de rassembler ces pensées le plus fidèlement, mais tout ce que j’ai écrit est le plus proche possible de ce que j’ai vécu.

Pour terminer, je dois remercier Pierre Caillaud de m’avoir invité à écrire cette page de mon adolescence qui m’a procuré beaucoup de bien. Cela m’a permis de me remettre dans l’ambiance bruyante, mais sympathique, de ce qui était les cafés d’alors.