1er novembre 1943, Hambourg (Allemagne). Au cœur de la ville en partie rasée par les bombardements alliés, les remparts en briques rouges ornés de barbelés de la prison de Holstenglacis ont tenu bon et s’élèvent, menaçants, dans l’obscurité. Au milieu de la cour, une silhouette féminine se distingue, entourée de soldats allemands, et s’approche d’un pas lent vers la guillotine qui se dresse. Quelques instants plus tard, le bourreau actionne le ressort qui libère la lame en acier. Il est 18 heures et Suzanne Masson vient d’être exécutée.
Nul n’aurait pu imaginer quarante-deux ans plus tôt, lors de sa naissance dans une petite commune de la Somme, que cette fille de bonne famille terminerait ainsi sa vie, sur un échafaud, dans une prison d’Allemagne. Tel fut pourtant le prix à payer de son engagement pour la liberté et l’émancipation sociale.
Un caractère rebelle dès le plus jeune âge
Suzanne Masson voit le jour le 10 juillet 1901 à Doullens, au nord d’Amiens, où son père exerce comme fonctionnaire à la sous-préfecture. Passionnée de littérature, indépendante et farouche, elle préfère les jouets mécaniques aux poupées. Suzanne a une enfance heureuse mais l’équilibre familial se rompt brutalement le 1er juillet 1910, marqué par la disparition aussi soudaine qu’inexpliquée du père, qui ne reviendra jamais au domicile. Sa mère, femme au foyer, quitte alors Doullens pour la banlieue parisienne, seule avec ses deux filles. Inscrite dans une pension religieuse, Suzanne ne goûte guère à cette éducation catholique et affute son esprit critique et rebelle.
Pour soulager sa famille, dont la situation économique est fragilisée par la guerre, Suzanne veut gagner sa vie : elle prépare l’École centrale et suit des cours de dessin industriel, dans une filière alors réservée aux hommes. Brevet professionnel en poche, elle se fait embaucher à 18 ans chez Thirion.
Dessinatrice industrielle chez Rateau et premiers engagements
Cinq ans plus tard, en 1924, Suzanne Masson rejoint le bureau d’études de l’usine Rateau à la Courneuve. Engagée comme technicienne, elle s’impose rapidement au milieu de ce monde exclusivement composé d’hommes, qui ne peuvent que reconnaître ses capacités professionnelles et ses qualités intellectuelles. Dans l’entreprise, spécialisée dans la mécanique des fluides, les conditions de travail sont difficiles, les salaires sont bas et les semaines dépassent souvent les soixante heures.
Passionnée de musique classique, de cinéma et de littérature, Suzanne Masson voue aussi un intérêt tout particulier pour les réalités politiques et sociales de son temps. À l’été 1927, elle participe aux mobilisations en faveur de Sacco et Vanzetti, qui culminent lors de la grande manifestation parisienne du 23 août, marquée par de violents affrontements avec la police après l’exécution aux États-Unis des deux anarchistes. « Si nous laissons faire sans réagir, nous mourrons tous à travers eux », dira-t-elle.
Confrontée dans son quotidien à la réalité de l’exploitation patronale, elle fait alors la découverte du militantisme. Adhérente à l’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture (USTICA), elle rejoint rapidement la CGTU, d’obédience révolutionnaire. Elle est aussi témoin de l’agitation menée par les militants communistes qui, bien que peu nombreux du fait de la répression, font preuve d’un activisme qui ne la laisse pas insensible : circulations de tracts et de feuilles d’information, prises de parole d’orateurs communistes parfois réprimées devant les ateliers, sans parler de ce drapeau rouge qui flotta dans l’usine durant toute la journée du 1er mai 1931…
Le 18 mars 1932, six cents métallos de l’usine Rateau se mettent en grève durant une semaine, en protestation contre les diminutions de salaires et les licenciements que le patronat impose dans de nombreuses entreprises depuis qu’a éclaté la crise économique de 1929. Suzanne Masson, qui travaille au rapprochement des revendications entre techniciens et ouvriers, gagne la confiance de ses camarades. Elle entre à la direction du syndicat de l’usine et siège à la commission exécutive de l’intersyndicale de La Courneuve. Il n’est pas rare de la croiser, tracts en main, à l’embauche le matin ou à la sortie des ateliers en fin de journée.
L’animation des grèves de 1936
Alors que le fascisme gagne du terrain en Europe, la menace se fait de plus en plus concrète en France. Le 6 février 1934, les ligues d’extrême-droite marchent en direction de l’Assemblée nationale et le sang coule. Craignant un coup de force fasciste, les organisations ouvrières ripostent. Le 9 février, Suzanne Masson et ses camarades de chez Rateau, porteurs d’une banderole « Le fascisme ne passera pas », répondent à l’appel de la CGTU et du PCF à prendre la rue. Interdite, la manifestation est réprimée et les affrontements font 4 morts. Trois jours plus tard, la mobilisation antifasciste prend un caractère unitaire, et des centaines de milliers de personnes participent à la grève appelée par la CGT, la CGTU, les socialistes et les communistes.
C’est le moment que choisit Suzanne Masson pour rejoindre le Parti communiste, qui s’engage alors dans un tournant stratégique majeur en devenant l’artisan du rassemblement des forces de gauche et ouvrières. La dynamique antifasciste et unitaire qu’il impulse conduit à la victoire du Front populaire, deux ans plus tard.
Dans les usines, c’est l’effervescence. La classe ouvrière relève la tête et une vague de grèves déferle dans le pays en mai et juin 1936. Chez Rateau, on compte 525 ouvriers et 380 employés grévistes, sur les 1 360 salariés du site. L’heure est à la fête dans l’usine occupée. Suzanne Masson participe logiquement au Comité de grève et aux assemblées générales. Par son abnégation et son travail de conviction, elle obtient l’adhésion à la CGT (désormais réunifiée) de 75% des techniciens et employés de l’établissement. Elle se rend également dans d’autres entreprises à forte concentration féminine, pour étendre la lutte.
Après la grève, on confie à Suzanne Masson, infatigable militante de terrain, de nouvelles responsabilités, dans le syndicat comme au parti. Élue à la Commission exécutive du syndicat des Métaux CGT de la Région parisienne – qui passe en quelques mois de 10 000 à 250 000 adhérents –, elle intègre également le Comité régional Paris-Nord du PCF en 1937. Lorsque la guerre d’Espagne éclate, en juillet 1936, elle organise la solidarité avec le camp républicain. Elle supervise les collectes d’argent, de vêtements, de lait, et participe à la réception des convois d’enfants espagnols, placés ensuite dans des colonies de vacances ou en familles d’accueil.
La répression antisyndicale et le licenciement
Au printemps 1938, de nouvelles grèves éclatent pour s’opposer au blocage des salaires et à la remise en cause de certaines conquêtes du Front populaire. Mais cette fois, le rapport de force a changé et le patronat entend bien prendre sa revanche. En avril, à la suite d’une nouvelle mobilisation dans l’usine, Suzanne Masson est licenciée avec des dizaines d’autres grévistes.
Quelques mois plus tard, un coup fatal est porté contre le mouvement ouvrier, au lendemain de l’échec de la grève générale du 30 novembre. Des centaines de milliers de grévistes sont « lock-outés ». Inscrite sur les listes noires du patronat, Suzanne Masson donne des cours de dessin industriel au sein de l’école professionnelle fondée par les métallos de la CGT, qui propose aux chômeurs des formations gratuites.
La clandestinité et l’arrestation
En septembre 1939, la France entre en guerre et une implacable répression s’abat sur le PCF, dont le gouvernement prononce la dissolution. La presse communiste est interdite et des centaines de militants et élus sont poursuivis.
Il est hors de question cependant pour Suzanne d’abandonner le combat. Optant pour l’action clandestine et la résistance, elle participe à la reconstitution de réseaux et agît, avec d’autres, dans l’ombre : distributions de tracts, diffusion de L’Humanité ou de la Vie ouvrière clandestines, ports de valises d’armes ou de munitions…
Mais tout bascule le 4 février 1942. En fin d’après-midi, un enfant joue sur un terrain vague, en contrebas du petit studio que loue depuis 1936 Suzanne Masson, dans le 19e arrondissement. Il découvre, derrière un tas de briques, un revolver, et décide d’en aviser un fonctionnaire de police. Les agents se rendent immédiatement sur les lieux et tombent sur des munitions, de la poudre explosive, ainsi qu’une mallette remplie de propagande communiste. Suzanne Masson, qui assiste impuissante à la scène depuis sa fenêtre, est interrogée et reconnaît en être la propriétaire. Elle est immédiatement arrêtée.
L’enquête est alors confiée aux brigades spéciales, une unité de police créée en 1941 et spécialisée dans la traque des « ennemis intérieurs », en particulier des communistes. Au cours de ses différents interrogatoires, Suzanne Masson assume ses convictions communistes. Elle garde cependant le silence sur ses activités et refuse de dénoncer ses camarades. Bien que le revolver retrouvé dans son jardin – qui appartenait selon elle à son père – ne semble pas avoir été utilisé dans des actions de résistance, Suzanne Masson est tout de même inculpée pour infraction à la législation anticommuniste en vigueur.
Le transfert en Allemagne
Incarcérée le 12 février à la prison de la Petite Roquette, elle est livrée cinq jours plus tard à la Gestapo et rejoint le quartier allemand de la prison de la Santé. Après trois mois à l’isolement, elle est transférée en Allemagne, afin d’y être jugée par un tribunal d’exception.
Elle passe un an dans la forteresse d’Anrath, près de Düsseldorf, où elle écope de plusieurs séjours au cachot pour avoir chanté dans sa cellule et refusé de travailler pour l’armée allemande. Le 13 juin 1943, elle est conduite à la prison pour femmes de Lübeck, où elle comparaît le 26 juin devant une cour martiale. Devant ses juges, elle déclare, la voix ferme et dans un calme absolu, n’avoir « fait que son devoir de Française vis-à-vis de sa patrie, et de communiste vis-à-vis de l’humanité ». Elle sait à l’avance le sort qui l’attend. C’est pourquoi, après lecture du verdict qui la condamne à mort par guillotine (le sort réservé aux femmes par les nazis), elle refuse de solliciter un recours en grâce. Fin octobre, elle est conduite dans une prison d’Hambourg, où elle y est exécutée le jour de la Toussaint.