Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie atteint un sommet, en tutoyant le million d’adhérents au cours de l’année 1947. Toutefois, de ces 960 000 membres, il n’en reste au début des années cinquante qu’un tiers seulement. De multiples facteurs peuvent expliquer cette défection, comme le départ d’adhérents et la non-reprise des cartes syndicales avec la scission de Force ouvrière à la fin de l’année 1947 ou encore la virulente répression patronale et policière qui refroidit les plus indécis. La stratégie syndicale elle-même a pu s’éloigner des préoccupations des salariés, en s’orientant prioritairement vers la défense de l’Union soviétique et la lutte contre les guerres coloniales.
Un contrat d’émulation
Pour autant, le mouvement syndical ne reste pas spectateur de cette situation. Aux côtés des traditionnelles campagnes de syndicalisation, une initiative retient plus particulièrement l’attention. Le 22 avril 1954, à Raismes (Nord), les Unions des syndicats des travailleurs de la métallurgie (USTM) des départements du Nord et de la Seine signent un contrat, en présence de leurs secrétaires généraux respectifs, Gustave Ansart et André Lunet, ainsi que de Jean Marillier, secrétaire fédéral. Le document, reproduit ci-contre, énonce les conditions d’un concours d’émulation, c’est-à-dire d’une course au recrutement de nouveaux syndiqués et à la perception des cotisations entre les deux structures syndicales.
Il est ainsi prévu que l’épreuve se déroule du 1er avril au 28 novembre 1954, au second jour du XIXe congrès fédéral qui doit se tenir à Paris. Quatre critères sont définis :
1° Le pourcentage de syndiqués rapporté au nombre de salariés occupés dans la métallurgie du département ;
2° Le nombre de cartes syndicales payées, rapporté à celles réglées à la même période pour l’année 1953 ;
3° Le nombre de cotisations syndicales payées, rapporté à celles réglées à la même période pour l’année 1953 ;
4° La moyenne du nombre de timbres apposé sur les cartes syndicales.
Le classement s’effectue en additionnant les places obtenues pour chaque critère. Il est prévu que cette compétition fraternelle se déroule en trois étapes : un classement intermédiaire est ainsi fixé à la fin juin, puis à la fin septembre, avant le classement définitif prononcé à l’occasion du congrès fédéral. Le vainqueur de chacune de ces étapes pourra remporter avec lui le fanion de la victoire ! Les gains en jeu, bien que symboliques, intéressent directement l’activité syndicale : le premier prix est une machine à écrire portative, le second est un vélomoteur « Mobylette » de chez Motobécane.
Une lutte fraternelle
Cette initiative ne reste pas isolée, puisque les syndicats et sections syndicales des deux USTM n’hésitent pas à se lancer des défis amicaux, à l’image de Fives-Lille contre Renault Billancourt ou de Bondy contre Armentières. Dans le même sens, l’Union des syndicats des travailleurs de la métallurgie du Rhône signe un contrat d’émulation similaire avec son homologue de Seine-et-Oise à Lyon le 17 juin 1954, en présence d’Alfred Costes, secrétaire fédéral.
Le résultat de la première manche est annoncé le samedi 3 juillet au parc de loisirs et de culture de Baillet-en-France, propriété des métallurgistes parisiens. Si le premier critère est remporté par les métallurgistes parisiens, les trois suivants le sont par leurs camarades septentrionaux. Jean Breteau peut donc proclamer la victoire de l’USTM du Nord, qui ramène avec elle le fanion tant convoité. De son côté, l’USTM de la Seine tire les enseignements de cette défaite. Certes, 5 900 adhésions nouvelles ont été réalisées, avec quelques bons élèves comme Renault Billancourt (625) et Saint-Denis (438). Mais en dépit d’une grève générale de 24 heures particulièrement bien suivie dans la région parisienne le 28 avril 1954, les retombées en termes d’adhésions nouvelles ont été faibles. Le recrutement n’est toujours pas une préoccupation permanente. Pire, trop d’inégalités subsistent au niveau de l’engagement des syndicats et sections syndicales, tandis que les syndiqués ne sont pas assez associés à cette compétition.
Cette réflexion semble porter ses fruits, puisque l’USTM de la Seine gagne la seconde manche, à la fin du mois de septembre. Elle remporte même les quatre critères, avec des syndiqués représentant 20,29 % du salariat de la métallurgie (contre 18,58 % pour son homologue du Nord), une progression supérieure du nombre de cartes et de timbres payés par rapport à 1953 et enfin une moyenne de 5,77 timbres réglés par carte (contre 4,77 pour l’USTM du Nord).
Les quelques semaines restantes avant l’ouverture du congrès fédéral sont décisives. Le suspense est grand lorsqu’Alfred Costes annonce officiellement les résultats à la tribune. La trésorerie fédérale a en effet attendu la dernière minute pour ne pas pénaliser l’USTM du Nord, dont les envois se font par voie postale. L’USTM de la Seine est passée de 58 384 cartes et 391 753 timbres en 1953 à 63 006 cartes et 439 917 timbres au 28 novembre 1954, tandis que l’USTM du Nord a remonté 19 948 cartes et 117 240 timbres, contre 20 241 cartes et 98 622 timbres en 1953. La progression du nombre de timbres pour les métallurgistes du Nord est importante, mais malheureusement insuffisante pour emporter la victoire !
La postérité
Beaux joueurs, les militantes et militants du Nord de la France acceptent de renouveler le contrat d’émulation pour l’année 1955, en l’étendant cette fois-ci à l’USTM de la Loire. Le bilan de ces compétitions fraternelles apparaît positif, si l’on en croit les chiffres de la syndicalisation pour le département de la Seine. Ainsi, le recul du nombre de cartes et de cotisations syndicales payées est provisoirement enrayé à partir de 1954, comme le démontre le graphique ci-contre. Malgré tout, au niveau national, le recul de la syndicalisation n’est véritablement stoppé qu’en 1960. Le point bas, atteint l’année précédente avec 236 000 adhérents, est enfin dépassé et la Fédération peut annoncer 32 000 adhérents supplémentaires, soit un total de 268 000.
Quoiqu’il en soit, cet exemple de concours d’émulation mérite que l’on s’y penche aujourd’hui. Les difficultés que nos organisations rencontrent dans l’organisation de campagnes de syndicalisation et dans la perception des cotisations syndicales sont similaires à celles connues il y a de cela plus d’un demi-siècle. Alors pourquoi ne pas réveiller l’esprit de compétition fraternelle de nos militantes et militants, pour le plus grand bénéfice de nos organisations ?