Chers camarades,
Permettez-moi d’annoncer d’emblée ce qui sera au cœur de cette intervention sous la forme d’une question : Pourquoi faire paraître aujourd’hui un livre sur l’histoire de la Fédération des travailleurs de la métallurgie ? Howard Zinn, grand historien américain, y répond pour partie avec une formule éclairante : « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs ». Le livre que vous tenez entre les mains, Le Métal au cœur, entend – modestement bien sûr – participer à cette histoire et raconter, par en bas, du terrier donc, l’histoire des travailleurs de la métallurgie et de leur organisation syndicale.
Les motivations premières sont donc historiques. Il existe bien un ouvrage, Les Hommes du métal, écrit par Jacques Varin et publié par la Fédération en 1986. Certains d’entre vous ont peut-être eu l’occasion de l’avoir entre les mains. Mais ce livre de qualité n’est aujourd’hui plus accessible, le tirage étant épuisé. Particulièrement dense sur l’histoire de la Fédération avant la Seconde Guerre mondiale, il était plus concis après mai-juin 1968 et s’arrêtait à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1982, il y a quarante ans.
Il y avait là un important vide historique à combler. L’Institut CGT d’histoire sociale de la métallurgie œuvre, depuis la décision de sa création par le congrès fédéral de Poitiers en avril 2000, dans une double direction : d’une part la sauvegarde, le tri et l’inventaire des archives de la Fédération et de ses organisations ; d’autre part la valorisation de cette histoire par l’organisation d’initiatives et la parution de publications. En vingt ans d’existence, l’Institut d’histoire sociale a fait progresser nos connaissances historiques, tout comme de nombreux travaux de chercheurs universitaires. Il était important de les intégrer dans un nouvel ouvrage.
À ces motivations historiques, il faut y joindre une finalité politique. Pour poursuivre l’image d’Howard Zinn, j’ajouterai : « Encore faut-il que les lapins se préoccupent de leur histoire ».
L’histoire est un enjeu dans la bataille idéologique qui nous oppose à la bourgeoisie et à ses alliés politiques et médiatiques. C’est ainsi que la première expérience historique d’un gouvernement ouvrier, la Commune de Paris de 1871 et ses homologues de province, est l’objet d’une haine tenace des possédants et d’une absence honteuse des programmes scolaires. Cela ne suffisant pas, le gouvernement a choisi la voie de la provocation. Alors que nous en fêtons cette année le 150e anniversaire, la ministre de la Culture en a profité pour annoncer sa volonté de procéder au classement comme monument historique de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, construite avec des fonds publics pour expier les crimes des Communards. Je profite de cette intervention pour saluer ici le travail effectué par la plus ancienne organisation du mouvement ouvrier toujours en activité, l’association des Ami·e·s de la Commune de Paris, que je vous invite à soutenir.
D’autres exemples viennent à l’esprit. Souvenez-vous de l’instrumentalisation par Nicolas Sarkozy de la dernière lettre de Guy Môquet, fusillé à Châteaubriant le 22 octobre 1941 aux côtés de 26 autres otages, dont Jean-Pierre Timbaud. Souvenez-vous également de cette affiche de Louis Alliot, candidat du Front national, aujourd’hui Rassemblement national, aux élections européennes de 2009, affirmant que « Jaurès aurait voté Front national ». Ou plus près de nous de ce sénateur de La République en marche expliquant en 2019 qu’Ambroise Croizat « était contre les régimes spéciaux », repris en chœur par Edouard Philippe, alors Premier ministre, martelant que le projet de loi sur les retraites s’inscrivait dans le programme du Conseil national de la Résistance, Les Jours heureux.
Cette offensive ne s’arrête pas là. D’importants moyens matériels et humains sont mis en œuvre par les entreprises ou les organisations patronales pour mettre en scène leur histoire, leurs succès, en vue d’accroître leur popularité, la renommée de leur marque. En 2017, l’Union des industries des industries métallurgiques et minières de la Sarthe s’est offerte un événement sur mesure pour son centenaire. Son homologue parisien, le Groupement des industries métallurgiques, s’est de son côté payé en 2020 une œuvre d’art pour son siège social, n’ayant pu tenir les événements initialement prévus en raison de la pandémie. Le groupe automobile PSA a pour sa part investi dans un centre d’archives, à Hérimoncourt, un musée à Sochaux et un site internet entièrement dédié à « l’aventure Peugeot, Citroën et DS ». Le patronat des métaux non-ferreux a de son côté mis sur pied son Institut d’Histoire de l’Aluminium (IHA), avec un centre d’archives, une revue universitaire et des initiatives associant entreprises et monde de la recherche. Plus modestement, les entreprises n’hésitent pas à financer la création d’expositions ou encore la parution d’ouvrages, comme l’entreprise lyonnaise Boccard.
Quel est le point commun à toutes ces démarches ? C’est bien évidemment l’absence totale de référence aux luttes sociales. C’est également la présence d’un voile pudique sur l’attitude patronale durant la Seconde Guerre mondiale et c’est enfin des salariés qui, lorsqu’ils sont présents, servent de faire-valoir au discours patronal.
Voilà pour décor. Mais de notre côté, quelle réponse apportons-nous dans cette bataille ? Nous disposons d’articles et de brochures, nous organisons des initiatives, nous pouvons nous appuyer sur un outil, l’Institut d’histoire sociale. Pour autant, on ne va pas se mentir. S’il y a unanimité pour reconnaître qu’il est important de connaître l’histoire en général et l’histoire syndicale en particulier, force est de constater que la conviction fait souvent défaut et que nous peinons à sortir de notre petit cercle d’initiés. J’en veux pour preuve le fait que sur plus de 50 000 syndiqués à la Fédération des travailleurs de la métallurgie, il n’y a que 200 adhérents individuels et collectifs à l’Institut d’histoire sociale. J’en veux pour preuve également que la résolution adoptée par le conseil national des 5 et 6 décembre 2018 rappelant aux USTM et aux CCM l’importance d’adhérer à l’Institut d’histoire sociale est largement restée lettre morte.
Pourtant, l’histoire est une alliée précieuse dans l’activité syndicale quotidienne. Elle nourrit la réflexion individuelle et collective, forge des arguments pour convaincre les salariés de la justesse de nos analyses et de nos propositions. Comment pouvons-nous conquérir la Sécurité sociale du XXIe siècle, si nous ne maîtrisons pas le processus qui a conduit à la création de la Sécurité sociale à la Libération et les remises en cause qu’elle a subie depuis ? Comment pouvons-nous mener la bataille pour obtenir une convention collective nationale pour tous les métallurgistes, sans prendre en compte l’expérience accumulée depuis la formulation de cet objectif, au printemps 1937 ? Comment pouvons-nous combattre l’imposture sociale du Rassemblement national, sans connaître l’histoire et les prises de position passées de l’extrême-droite ?
L’apport de l’histoire ne s’arrête pas là. C’est aussi une formidable boîte à outils, un réservoir d’expériences dans lequel nous pouvons puiser pour réfléchir sur la conduite des luttes, le fonctionnement des syndicats et sections syndicales, l’organisation des cortèges de manifestation ou encore l’élaboration d’une campagne de syndicalisation.
Pour achever de vous convaincre, j’ajouterai que ce n’est pas un hasard si des dirigeants politiques d’envergure ont étudié l’histoire. Jean Jaurès a ainsi publié près de 5 000 pages pour sa monumentale Histoire socialiste de la Révolution française. Karl Marx a épluché le coup d’État du 18 Brumaire an VIII de Napoléon Bonaparte, tandis que Lénine a régulièrement mobilisé l’histoire de la Révolution française et de la Commune de Paris. Ce travail poursuivait à chaque fois un double objectif : rétablir des vérités face à l’offensive de la bourgeoisie et tirer des enseignements politiques des événements historiques, pas pour épater la galerie, mais bien pour l’action.
L’ouvrage que vous tenez entre les mains est une synthèse de l’histoire de la Fédération, de ses luttes, de ses succès comme de ses échecs. C’est un outil de formation syndicale, accessible au plus grand nombre, sans connaissance historique préalable et richement illustré pour en égayer la lecture. Neuf chapitres découpent l’histoire de la Fédération, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours, auxquels s’ajoutent des encarts thématiques sur des luttes emblématiques et des questions d’organisation. Le tout est complété par deux schémas, deux graphiques et quelques pistes bibliographiques.
Je peux également vous annoncer – et vous présenter en avant-première – le site internet dédié à l’histoire de la Fédération. Ce que vous voyez à l’écran est l’ébauche du site qui sera officiellement lancé à l’occasion du 42e congrès fédéral, en février 2022. Il reprendra l’intégralité du contenu de l’ouvrage et bien plus encore, puisqu’il sera enrichi au fil du temps par des articles et des illustrations. Le site a été construit de manière à pouvoir circuler de différentes manières dans l’histoire de la Fédération : de manière chronologique, de manière géographique ou encore de manière thématique avec les sous-rubriques « Lutter », « Réaliser », « Revendiquer » et « Organiser ». À cela s’ajoute enfin une rubrique consacrée aux documents iconographiques, sonores et audiovisuels et une rubrique dédiée aux parcours biographiques et aux témoignages de militants.
Je ne vais pas m’étaler davantage sur le contenu de l’ouvrage, que vous aurez le loisir de découvrir, si ce n’est pour mettre en lumière trois mots, qui sont autant de clés pour comprendre notre histoire. Ces trois mots sont « engagement », « émancipation » et « utopie ». Si notre fédération et ses organisations ont réussi à traverser les vicissitudes de l’histoire, à arracher des conquêtes sociales aussi essentielles que les congés payés, les conventions collectives ou encore la protection sociale, c’est grâce à l’engagement de milliers de femmes et d’hommes qui ont partagé une même conviction, celle qu’il faut lutter au quotidien pour améliorer les conditions d’existence du salariat et qu’un autre monde, débarrassé de l’exploitation de l’homme par l’homme, est possible. En permettant aux salariés de ne plus subir leur condition, d’influer sur leur devenir, le syndicalisme a été et reste un outil puissant d’émancipation. Si Ambroise Croizat, ouvrier métallurgiste est devenu ministre du Travail et de la Protection sociale à la Libération, ce n’est pas seulement grâce à ses qualités personnelles, mais surtout par le rapport de forces construit et la somme des engagements de chacune et chacun. Il serait toutefois vain de nier que le syndicalisme ne connaît pas, depuis une quarantaine d’années, une certaine désaffection et que le salariat encaisse plus de coups qu’il n’en donne. Mais l’histoire nous enseigne, en ces temps difficiles et à bien des égards inédits, que si rien n’est acquis, rien n’est non plus perdu d’avance. Pour cela, le syndicalisme doit renouer avec les utopies de ses jeunes années, imaginer un autre monde débarrassé du capitalisme et tracer des perspectives économiques et sociales dont chaque salarié pourrait s’emparer.
Au terme de cette intervention, j’espère vous avoir convaincu de vous plonger dans l’histoire de notre Fédération et de l’importance de faire connaître cette histoire aux syndiqués comme aux salariés. Je vous remercie pour votre attention et vous cède la parole.