Loin du rêve américain, l’implantation de l’usine Nissan dans l’Etat du Mississippi au sud des Etats-Unis est un parfait exemple des atteintes aux droits des travailleurs. Installée il y a une dizaine d’années avec l’aide financière de l’Etat, l’usine automobile de montage de véhicules emploie près de 4 000 salariés. Le choix de cette implantation n’est pas anodin. Le Mississippi, berceau du ku klux klan, est un lieu privilégié des capitalistes américains. Exempte de conventions collectives, cette région a tous les avantages des pays low cost. En effet, l’absence de code du travail, dans la plus «grande démocratie au monde», oblige la mise en place de conventions collectives négociées avec les syndicats. Aussi, pas de syndicat, pas de droits. C’est tout bénef pour les patrons qui ont probablement profité de l’apartheid social pour organiser le dumping social et anéantir les bastions syndicaux de l’automobile à Detroit. Sur place, c’est la porte ouverte à l’exploitation. Shelia, salariée de l’usine, décrit les conditions de travail et salariales «après 5 ans d’ancienneté, les salariés en production sont payés au maximum 23,22 dollars/h. En équipe 3×8, les salariés travaillent 10h par jour, 6 jours par semaine. Certains techniciens cumulent même jusqu’à 12h de travail par jour, 7 jours sur 7. L’impact sur le quotidien des salariés est alarmant. Les vies de famille sont fragilisées, les conditions de travail se détériorent, les accidents du travail augmentent. Certains salariés ont même été licenciés suite à un accident de travail. Le recours aux intérimaires augmente pour remplacer ces salariés au profit de la direction qui les paye12$/h sans obligation de leur assurer une couverture maladie même minimale.»
Cette situation, digne d’un autre siècle au pays des libertés, ne fait que s’aggraver car les syndicats n’ont pas droit de cité dans l’usine de Canton, comme dans de nombreuses usines automobiles de marques étrangères. Outre Atlantique, pour qu’un syndicat puisse s’implanter dans une entreprise, il doit recueillir des «authorization cards», sorte de pouvoir donné au syndicat permettant de se faire reconnaître comme syndicat officiel dans l’usine et donc de négocier pour obtenir des garanties collectives. Malgré la sollicitation du syndicat de l’automobile UAW par des salariés de l’usine de Canton, la direction multiplie les efforts pour effrayer les salariés sur les conséquences néfastes de l’implantation d’un syndicat.
L’offensive stratégique antisyndicale.
A la demande de la NAACP (association nationale pour l’avancement des personnes de couleur), Lance Compa, professeur de droit international du travail, a réalisé une recherche sur le respect des droits de l’Homme et des libertés syndicales dans l’usine de montage de Canton. Au travers de témoignages de salariés, l’enquête relève de multiples exemples de non respect des normes relatives au traitement des travailleurs préconisées par l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Dans ce rapport, on découvre les techniques utilisées par la direction pour intimider les salariés. «Je me suis trouvée parmi ceux qui ont saisi l’UAW en 2004. Beaucoup d’entre nous étaient mécontents de la façon dont certaines choses se passaient à l’usine, de leur façon de traiter les gens. Après la rencontre des représentants syndicaux avec certains d’entre-nous, l’entreprise a organisé des tables rondes et a convoqué tout le monde» confie une salariée. L’auteur du rapport analyse ces pratiques «les employeurs ne sont pas autorisés à proférer des menaces directes du type «si vous votez un syndicat, l’usine va fermer». Pourtant, ils peuvent transmettre le même message en utilisant toute une variété de stratagèmes subtils de communication, peaufinés par des avocats et des consultants antisyndicaux».
Ces réunions sont de véritables réquisitoires contre le syndicalisme. Les arguments patronaux, même mensongers ou biaisés, ne manquent pas : la compétitivité qui risquerait d’être affectée, fournisseurs rassurés de l’absence de syndicat, fermeture d’usines après l’implantation du syndicat,… Une autre salariée, licenciée à la suite d’un accident du travail décrit une réunion à laquelle elle a participé «ils nous disaient que Nissan n’avait jamais eu de syndicat, que les syndicats causaient la fermeture des usines, qu’ils ne voulaient que notre argent. Ils ont montré des photos d’usines qui avaient dû mettre la clé sous la porte en raison des syndicats et ils ont laissé entendre que la même chose pouvait nous arriver».
Les initiatives patronales se multiplient pour faire pression sur les salariés. Depuis septembre 2012, même les intérimaires sont convoqués à ces réunions. En outre, des films, présentant des usines qui ferment ou délocalisent, sont projetés en boucle sur l’ensemble des écrans du site. «Chaque zone de travail a des écrans sur lesquels on diffuse des messages concernant les côtés négatifs de l’UAW et la situation précaire des entreprises de Détroit» souligne un salarié. «Les vidéos passent en boucle, tout au long de la journée, de sorte qu’elles nous sautent aux yeux chaque fois que nous regardons l’écran» renchérit un autre. Un technicien ajoute «Ces informations sont complètements biaisées […], c’est comme une dictature, sous laquelle nous devons obéir. Si nous ne leur accordons pas d’attention, ils nous étiquettent comme partisan du syndicat».
Car la propagande n’a pas suffit à faire taire le mécontentement. La direction joue sur la peur et utilise des méthodes d’intimidation dans la limite de la légalité lors des réunions visant à discuter «des avantages et inconvénients des syndicats». «Chaque fois que nous posions des questions, le représentant RH prenait des notes, c’était évident qu’ils enregistraient les opinions des gens sur le syndicat» rapporte un salarié. Pour enfoncer le clou, Nissan organise des tête-à-tête, pour renforcer les sentiments antisyndicaux des employés. «La relation employé-supérieur direct représente le facteur qui influence le plus l’attitude des employés à l’égard des syndicats ; il est essentiel que les superviseurs entament des conversations individuelles fréquentes et significatives avec les employés» observe le rapport en s’appuyant sur une note de la direction. «Les superviseurs sont autorisés à militer virulemment contre le syndicat…».Et le pouvoir de nuire patronal s’étend jusqu’au local syndical de la localité où les membres se cachent pour accéder à la salle de réunion. Pour le moment, malgré plusieurs années de mobilisation sur le sol américain, rien ne fait fléchir la direction qui reste droite dans ses bottes.
Interpellée à plusieurs reprises, elle rétorque même de manière provocante que les membres de son équipe de Canton touchent jusqu’à 9$ de plus par heure par rapport au salaire moyen du Mississippi. Outre la formation d’un comité pour des élections équitables soutenu par des associations locales d’habitants, plusieurs initiatives ont été organisées pour faire valoir les droits des travailleurs et la reconnaissance du syndicat en s’appuyant sur le droit international. C’est d’ailleurs par ce biais que l’UAW a enclenché une campagne pour interpeller les syndicats des pays où l’entreprise est également implantée. C’est dans ce sens que le rapport du professeur Compa a été réalisé. Celui-ci vient d’être présenté à Paris, après Washington et avant le Brésil. Mais le droit international ne fait pas peur à la direction de Nissan qui reste à l’offensive. Dans une lettre datée du 25 février de cette année, Nissan ose déclarer «accorder un accès plus étendu que celui requis par la loi serait une preuve de favoritisme envers l’UAW ou tout autre syndicat. Nous ne considérons pas que cette attitude soit appropriée. En fait nous pensons qu’elle transgresserait le droit national et les principes du droit international.»
L’an dernier déjà, des camarades de la CGT Renault s’étaient rendus sur place pour mesurer la situation. A leur retour, ils avaient interpellé la direction française de Renault, actionnaire de Nissan. Cette initiative internationale avait été grandement appréciée par les salariés en lutte. Car après plusieurs années, certains se découragent. Dans la conclusion du rapport, une salariée avoue que «la plupart de ceux qui ont une certaine ancienneté de service ici sont conscients du besoin de constituer un syndicat. Mais les jeunes, qui ont assisté à toutes ces réunions, craignent de perdre leur emploi s’ils s’impliquent.»
Après cette visite en France, le bureau de la Fédération et le syndicat Renault, qui ont rencontré la délégation américaine, se sont engagés à ré-intervenir auprès de Carlos Ghosn en tant que Directeur de Nissan pour demander à la direction américaine l’autorisation d’implantation des syndicats dans l’entreprise. De même, la Fédération interviendra auprès des instances nationales et internationales pour soutenir la démarche du syndicat. D’autant qu’il n’y a pas que sur le sol américain que Nissan ne respecte pas les droits des salariés. Au Royaume Uni, sur le site de Nissan Sunderland, les salariés sont licenciés sans recours ou partent d’eux-mêmes avant 30 ans pour éviter des incapacités physiques irrémédiables. C’est d’ailleurs ce site qui a été pris en exemple par la direction Française de Renault, l’an dernier, pour faire passer ses accords de compétitivité. Aussi, soutenir les salariés qui se battent pour le respect des droits de l’autre côté des frontières, c’est empêcher ici l’ouverture de nouveaux angles d’attaques aux patrons pour tailler dans les droits des salariés. Ici ou là bas, les salariés exigent d’abord le respect de leurs droits !