Retrouvez ci-dessous l’intervention prononcée par Claude Ven, président de l’Institut CGT d’Histoire Sociale de la Métallurgie au 41e congrès fédéral, le mercredi 22 novembre. Vous pouvez visionner la version audiovisuelle sur le compte youtube de la fédération à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=-aL_nGHJFpI (début à 3:16:26).

Bonjour à toutes et à tous,

Je tiens avant tout à remercier la direction fédérale de permettre à notre Institut d’Histoire Sociale de prendre la parole à l’occasion de ce congrès.

Parc Henri-Gautier à Baillet-en-France (c) IHS CGT Métaux

Parc Henri-Gautier à Baillet-en-France (c) IHS CGT Métaux

Vous avez sans doute eu l’occasion de découvrir, dans les espaces du palais, les expositions proposées par l’IHS. L’une d’elle est consacrée au parc de Baillet qui fut propriété des métallos parisiens de 1937 à 1972. C’est en ce lieu que, durant quelques décennies, ils ont pu se reposer, se retrouver, se distraire, donnant une autre dimension à la lutte syndicale.

Alors, avant que je ne rajoute des mots à tous ces mots que vous avez échangés ce matin, je vous propose ce petit intermède.

|Projection du film de l’IHS « Jours de fête ».

Ces images, issues du fonds photographique de la Fédération, ont été montées par notre archiviste et historien Emeric Tellier que nous remercions pour l’impressionnant travail qu’il accompli, notamment, au sein de notre institut. Je n’oublie pas également Rudy Jean-François, secrétaire administratif de l’IHS et qui travaille actuellement pour le staff technique du congrès.

Nous l’avons dédié à notre camarade Jacqueline Timbaud. Permettez-moi d’inscrire mon intervention comme témoignage de notre gratitude et de notre affection à cette grande dame.

Je vous adresse le salut d’autres camarades dont la santé ne permettait pas la présence parmi nous : Cécile Rol-Tanguy, Liliane Croizat, Hélène Stern et Michèle Gautier. Michèle est la fille de notre camarade Henri Gautier dont nous travaillons à raviver la mémoire et qui sera en quelque sorte le fil rouge de mon propos. Le parc de Baillet évoqué par le film portait son nom.

Par ces images, nous ne cultivons pas une nostalgie funèbre. Elles rappellent une période où les salariés avaient à cœur de se rassembler, de se battre et de cultiver leur solidarité. Mais il n’y a pas de paradis perdu. Chaque époque à ses difficultés, ses inquiétudes. La notre n’en manque pas. Mais les livres d’histoire ne recèlent pas de solutions.

Bien que président de l’IHS de la Métallurgie, je ne peux vous apporter de réponses toutes faites à vos interrogations du moment. Comme l’écrivait l’ami Prévert : « Le monde est comme il est. Ne me demandez-pas la clef. Je ne suis pas concierge. Je ne suis pas geôlier ».

Mais l’histoire peut toutefois nous aider à être un peu plus lucides. Car même aux époques glorieuses où la classe ouvrière était victorieuse, elle s’interrogeait, doutait et parfois se trompait.

N’oublions pas que ces métallos figurant sur les photos vivaient la guerre froide, la division syndicale, la chasse aux sorcières, la guerre d’Indochine et d’Algérie. Les images de la fête de 1962 suivent le drame du 8 février où neuf militants CGT ont trouvé la mort au métro Charonne.

Mais, avant de poursuivre mon propos, je ne résiste pas, comme nous sommes accueillis dans cette belle ville de Dijon, à évoquer deux personnalités qui ont marqué l’histoire de la localité.

Mon camarade et ami Cédric Boisson a réussi le tour de force de faire l’impasse sur une figure à qui l’on doit ce nectar dont on nous abreuve sans mesure depuis deux jours, je veux parler du chanoine Kir, bien sûr. L’un des rares élus de France qui n’hésita pas à inonder une partie de sa commune pour que ses concitoyens barbotent allègrement aux beaux jours. Je vous invite d’ailleurs à profiter des rives du lac Kir. Avouons que ce curé là valait le détour. Détenteur d’un diplôme de résistant, il sera député-maire de Dijon durant 23 ans. Encarté au CNI, parti de la droite dure, il n’hésitera pas à rendre visite à Khrouchtchev en 1960 et se verra cataloguer comme le plus « anticommuniste pro-bolchevique de l’histoire de France ». Ce corbeau-là fut le dernier prêtre à porter la soutane sur les bancs et à la tribune de l’Assemblée nationale. Il eut même cette formule : « Mes chers confrères, on m’accuse de retourner ma veste et pourtant, voyez, elle est noire des deux côtés ».

Doit-on s’enorgueillir d’un tel personnage ? À chacun de voir. Mais le maire actuel, bien plus austère, mérite-t-il de rester dans nos mémoires ?

Ce monsieur participa activement à la casse du code du travail.

Je ne peux que vous conseiller, si ce n’est déjà fait, de voir le film de Gilles Perret,  La Sociale. La séquence où apparaît monsieur le ministre Rebsamen ne grandit pas le personnage. Elle témoigne de son ignorance et de son mépris pour notre organisation syndicale qui fut pourtant à l’origine de tant d’avancées sociales dans ce pays.

Non monsieur Rebsamen, ce n’est pas le général de Gaulle qui a créé la sécurité sociale. Il s’est bien gardé d’en signer les ordonnances de création, convaincu qu’il s’agissait d’une totale utopie.

Il fallu toute la détermination du ministre Croizat et l’investissement de toute la CGT sur l’ensemble du territoire pour donner corps à cette grande idée issue du programme du Conseil National de la Résistance. Décidément, vous n’étiez pas digne d’occuper le fauteuil du ministre des travailleurs.

Dans notre exposition sur l’histoire de la convention collective nationale, vous avez peut être fait le constat que les avancées pour un statut pour tous n’ont pu être réalisées que dans les moments où le rapport de force était en faveur des salariés. Comment pourrait-il en être autrement ?

Ces grands moments se comptent sur les doigts d’une main : le lendemain de la Première Guerre mondiale, avec ses deux millions de morts et les débuts de la concentration ouvrière dans les industries naissantes qu’étaient l’automobile et l’aéronautique, la victoire du Front populaire en 1936, puis 1944 et la Libération et enfin les retombées de mai-juin 1968. Quatre moments fatidiques de notre histoire.

Faudra-t-il attendre un grand soir pour obtenir satisfaction ?

Peut-être. En tout cas, aucun de ces grands moments n’est le fruit spontané d’une prise de conscience, mais le résultat d’un travail de fond.

Paraphrasant Voltaire, Henri Krasucki préconisait il y a plus de 25 ans, aux militants et syndiqués, dans ces périodes difficiles, incertaines et saturées de doutes, de cultiver leur jardin syndical.

Agissons sur le concret, persévérons à creuser le sillon qui mène à la conscience de classe. Nous pouvons tenir de grands et beaux discours, mais rien ne pourra se concrétiser si nous ne nous confrontons pas à la réalité. La route est longue, difficile, désespérante parfois. Le sentiment évoqué par Saint-John Perse nous accable : « Nos œuvres sont éparses, nos tâches sans honneurs et nos blés sans moissons ».

Mais rien de grand ne se fait sans labeur ni persévérance. Les militants des années trente s’épuisaient à vouloir faire adhérer les salariés, contraints d’user de faux-papiers pour trouver un emploi, maintenus dans l’angoisse de pouvoir conserver un toit à leur famille et de donner à manger à leurs enfants, poursuivis par les forces de l’ordre et les hommes de main du patronat à chaque prise de parole ou distribution de tracts. Ils voyaient les ligues d’extrême-droite parader dans les rues, les fascistes s’emparer du pouvoir en Italie, en Allemagne et leurs camarades républicains espagnols assassinés par les hordes de Franco.

C’est pourtant leur travail obscur et quotidien pour convaincre qui permit la victoire du Front populaire.

Henri Gautier (c) IHS CGT Métaux

Henri Gautier (c) IHS CGT Métaux

Henri Gautier était de tous ces combats. Formé au Havre, sa ville natale, il fut l’un des leaders de la grande grève des métallos de 1922, 100 jours de lutte pour refuser les réductions de salaire, 10 000 grévistes et quatre morts parmi les ouvriers. Henri sera emprisonné.

Devenu permanent de la métallurgie sur Paris dans les années trente, il fut chargé par Ambroise Croizat et Benoît Frachon d’investir les recettes des cotisations après la victoire de 1936, dans la réponse aux besoins des métallos. Ainsi sera créé le patrimoine, toujours vivant, des centres de vacance, de formation, de santé et de lutte. Il sera le détenteur de la carte portant le numéro 1 de la Mutuelle des métallurgistes, créée en 1937 et à l’origine de la Mutuelle familiale.

Aujourd’hui nous nous interrogeons. Nous nous désolons du peu de prise en compte des dangers par les citoyens, du manque de mobilisation, du doute qui gagne les militants les plus aguerris.

Les salariés en lutte sont trimbalés, usés jusqu’à l’épuisement par des annonces mensongères. Patronat et gouvernement jouent le pourrissement, à l’image du sort des GM&S dont je salue la combativité.

Et pendant ce temps-là, Bernard Arnault termine les finitions de son domaine de 450 millions d’euros au nord de Londres. Cet homme a fait fortune en faisant miroiter le développement industriel pour mieux virer les salariés. Ces milliards sont issus pour partie des aides publiques et il cherche désespérément à échapper au fisc.

Oserais-je un parallèle ?

En 1887, le baron Eugène Roger lance la construction d’un château de style renaissance de 2 000 m2, luxe et modernité à tous les étages, dans sa propriété de Vouzeron dans le Cher. C’est ce même château dont Henri Gautier, trésorier des métallos CGT, prendra possession en 1937. La crise de 1929, les impôts et la victoire du Front populaire avaient eu raison de l’arrogant aristocrate. Les métallos en feront un lieu de repos pour les travailleurs, une colonie de vacances pour leurs enfants et un refuge pour les républicains espagnols en lutte contre les franquistes.

Le château de Vouzeron, dans le Cher (c) IHS CGT Métaux

Le château de Vouzeron, dans le Cher (c) IHS CGT Métaux

Nous n’avons que faire des 4 300 m2 du château de monsieur Arnault. Mais il n’a peut être pas tort de craindre le fisc et de vouloir fuir le pays.

Balzac disait derrière chaque fortune il y a un crime.

Monsieur Macron, vous le savez très bien, vos premiers de cordée sont tous des criminels.

Ils peuvent, du haut de leur suffisance, nous faire la leçon, nous reprocher de vivre au-dessus de nos moyens, de n’être que des assistés, d’être obnubilés par une lutte des classes qui appartiendrait au passé. Nous ne serions que l’ancien monde qui refuse le nouveau.

Mascarade que tout cela.

Rappelons-nous les propos de Cavaignac à la chambre, en 1830, après la révolte des canuts lyonnais : « Il faut que les ouvriers comprennent qu’il n’y a de salut pour eux que dans la patience et la résignation ».

La patience et la résignation. C’était il y a près de deux siècles. Et depuis deux siècles, il nous faut encore attendre que les grandes fortunes daignent rapatrier nos milliards pour créer de l’activité. L’avenir est à la théorie du ruissellement : plus ils seront riches là-haut et plus nous aurons de chance que quelques miettes leur échappent et nous parviennent.

Mais ce qui est peut être le plus terrible, c’est que ces gesticulations malhonnêtes des économistes libéraux, cette hypocrisie officielle, ces discours fallacieux ne semblent pas révulser l’opinion publique.

Il est un fait que la misère n’est pas révolutionnaire. On se fait à la dureté de la vie, on s’entraide, on compatit aux malheurs du voisin, on partage sa paillasse et son quignon de pain. On pourrait croire que l’injustice qui frappe, qui indigne, qui éveille la colère, pousserait les masses dans l’action.

Mais ce n’est pas l’indignation qui fait se lever le peuple, c’est la conscience. La prise de conscience que la lutte des classes est bien une réalité concrète et permanente.

Fernand Pelloutier, fondateur des bourses du travail, le déclamait il y a plus d’un siècle : « Que manque-t-il à l’ouvrier français ? Ce qui lui manque, c’est la science de son malheur ». Voilà notre responsabilité. Permettre aux salariés de prendre la pleine mesure de leur exploitation.

Pour Bertolt Brecht, auteur dramatique allemand, qui évoquait la bête immonde : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. Nos défaites d’aujourd’hui ne prouvent rien, si ce n’est que nous sommes trop peu dans la lutte contre l’infamie, et de ceux qui nous regardent en spectateurs, nous attendons qu’au moins ils aient honte ».

Certaines organisations syndicales n’ont honte de rien.

C’est avec l’ensemble des salariés, mais aussi avec elles, qu’il faut travailler à construire l’unité.

Rien de grand, aucune victoire ne fut possible tout au long de notre histoire en dehors d’un large rassemblement.

La volonté d’unité n’est pas une lâcheté, un abandon ou une traîtrise.

Mesurons l’effort des camarades des années trente pour entraîner dans la campagne de rassemblement populaire les socialistes de Blum et les radicaux de Daladier. Daladier qui livrera la Tchécoslovaquie aux appétits d’Hitler et participera dès novembre 1938 à l’arrestation de milliers de salariés et à la condamnation de centaines de militants. L’auteur des décrets scélérats et de l’interdiction en 1939 des organisations d’obédience communiste et de leurs publications.

Croyez-moi, les camarades n’avaient aucune illusion. Mais la victoire était à ce prix. Et la victoire du Front populaire reste une référence absolue et un moment essentiel de notre histoire contemporaine.

Ils n’en restèrent pas là. En pleine Occupation, dans la clandestinité, au milieu des périls, dans les heures les plus sombres, ils travaillèrent à l’unité fracturée de la CGT. Ils tendirent la main à la CGT de Léon Jouhaux qui avait choisi Pétain, la collaboration et la charte du travail.

Henri Gautier, encore lui, évadé du camp de Châteaubriant où il avait assisté aux derniers instants de ces 27 camarades, fusillés le 22 octobre 1941, et qui avait rejoint la Résistance, participa à renouer les contacts qui débouchèrent sur les accords du Perreux et la réunification de 1943.

Léon Jouhaux lui, s’empressera, dès 1947, de créer Force Ouvrière (FO) avec les financements de la CIA.

Car l’unité peut se révéler être un piège. Un piège pour les réformistes. Car elle ne nous lie pas les mains. Elle est un atout. Elle raffermit chez les salariés le sentiment de puissance, elle renforce l’espoir et multiplie les appétits revendicatifs. C’est le rassemblement qui permit aux salariés de larges mouvements de grève et d’occupation des usines au lendemain de la victoire aux élections législatives de 1936. Rien n’aurait été possible sans cette volonté et cet enthousiasme populaire.

C’est l’unité qui sera le ciment du Conseil National de la Résistance et permettra la concrétisation de son programme.

Henri ne verra pas la victoire. Arrêté, torturé, déporté, il croisera dans les camps de travail un camarade nommé Henri Krasucki qui témoignera de son engagement et de sa solidarité. Il sera des marches de la mort lorsque les SS videront les camps devant l’avancée de l’Armée rouge.

Ne cherchons pas à imaginer ce qu’ils ont pu ressentir. Pour la plupart, ils étaient au-delà de la souffrance et de la peur. L’épuisement, les privations, le manque de soins, d’hygiène, les coups, les tortures… l’organisme en vient à se protéger à sa façon. Il s’éteint, se retire du réel. Après la liberté, la dignité, on leur retira la conscience. Des fantômes lâchés sur les routes. Un système fou qui se délite et continue malgré tout de les détruire. Primo Levi, déporté, dessinera ainsi « tout le mal de notre temps, résumé dans une image : un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent aucune trace de pensée ». Henri a disparu, comme tant d’autres sur ces routes de l’enfer, perdu dans son inconscience. S’est-il effondré d’épuisement ou a-t-il été abattu sommairement dans un fossé ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Les camarades attendront longtemps des nouvelles du camarade Gautier. Lors du premier congrès des métallos parisiens en 1946, c’est une enfant qui se tient aux côtés d’Alfred Costes à la première place sur la tribune. Une gamine à la place d’honneur. Sa fille Michèle.

Voilà. C’est ce parcours que nous voulons rappeler dans le livre auquel nous travaillons. Une vie de militant confronté aux réalités de son temps. Ni un exemple, ni un modèle. Un des nôtres, qui ne mérite pas l’oubli. Merci à ceux qui nous aideront, par leur souscription, à mener ce projet à terme.

Mais au-delà de ce projet, je ne peux que vous inciter à rejoindre notre IHS afin de perpétuer la mémoire, de témoigner, d’écrire votre histoire. Comme l’ont fait des camarades présents à notre stand, ceux des Ducellier qui ont sorti un livre sur leurs batailles, les métallos de Côte-d’Or, les Citroën, les Snecma, les Dassault. Comme Alain Tacquin qui, dans un autre registre, accédera de la fédération à l’ENA. C’est à vous de transmettre vos combats.

Nos moyens, nos capacités, nos publications sont à votre disposition, mais nous sommes encore trop peu nombreux.

Jaqueline Timbaud en 2015 (c) A. Sayed

Jaqueline Timbaud en 2015 (c) A. Sayed

Permettez-moi de terminer cette intervention avec le souvenir de celle qui me manque cruellement : Jacqueline Timbaud. Lors de ces obsèques, lorsque nous avons répandu ses cendres au jardin du souvenir du cimetière du Père-Lachaise, à quelques mètres de la tombe de son père, on nous a demandé si nous voulions lui adresser un dernier mot. Alors, un des camarades présent a lancé un œillet rouge sur le gazon en criant : « On ne lâchera rien ! »

J’espère avoir la force de ne rien lâcher. Ce serait le plus bel hommage à lui rendre.

Alors vive notre Institut d’Histoire Sociale !

Vive la Fédération des travailleurs de la métallurgie !

Vive le 41e congrès et vive la CGT !