Reims. Dimanche 5 juin 1977. Au petit matin, une rafale de balles déchire la nuit et frappe un piquet de grève installé devant les Verreries Mécaniques Champenoises (VMC). Trois militants de la CGT, Serge Vermeulen, Raymond Richard et Pierre Maître, sont touchés. Ce dernier, grièvement blessé à la tête, décède quelques heures plus tard à l’hôpital. La veille dans la soirée, une première attaque, visant la banderole apposée sur les grilles de l’usine, avait été repoussée.

Le commando à l’origine du raid assassin est composé de cinq hommes, membres de l’équipe chargée de la surveillance du personnel de l’usine Citroën de Reims, adhérents de la Confédération française du travail (CFT) et, pour deux d’entre eux, du Service d’action civique (SAC), le service d’ordre du général de Gaulle et de ses successeurs.

Cet acte immonde n’est alors que le dernier en date d’une trop longue liste d’atteintes aux libertés et aux droits les plus élémentaires des travailleurs. En effet, la contre-offensive menée après les grèves de mai-juin 1968 par une frange « dure » du patronat, en particulier automobile, s’était traduite par le financement de syndicats-maison, la mise en place de milices antisyndicales et antigrèves, le flicage des salariés, la répression envers les militants syndicaux et politiques.

Un climat antisyndical

Dans cette usine de 1 750 salariés, le climat est volontiers antisyndical. Il faut dire que l’ancien préfet de police Maurice Papon, responsable de la répression sanglante des manifestations du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962, siège au conseil d’administration de l’entreprise. Le directeur de production, formé chez Citroën, est particulièrement allergique au syndicalisme.

Le syndicat CGT, fort de ses 500 adhérents, soutient l’appel à l’organisation, à partir du 24 mai 1977 et durant six jours, d’un arrêt quotidien de travail d’une heure pour obtenir une amélioration des conditions de travail, des augmentations de salaires ainsi que le treizième mois.

La riposte de la direction ne tarde pas. Le 27 mai, elle annonce le licenciement de deux délégués syndicaux, Daniel Nouvion et Pierre Mathieu. Quelques mois plus tôt, la direction avait déjà tenté, sans succès, de mettre à la porte Henri Didion, un autre délégué syndical.

Réuni en assemblée générale, le personnel décide la grève pour le 31 mai et un piquet de grève est installé. Le lendemain, les gardes mobiles interviennent et délogent avec brutalité les grévistes et leurs familles. Le soir même, le piquet reprend sa place.

Cette détermination inquiète le patronat de la Marne qui craint que la grève ne fasse tâche d’huile, d’autant plus que les élections municipales de mars 1977 ont vu la victoire à Reims, dès le premier tour, de la coalition de gauche emmenée par le communiste Claude Lamblin.

Pour stopper nette la contestation, le patronat peut compter sur la quarantaine de membres que comptent les brigades volantes de l’usine Citroën, dont le rôle est d’assurer sur le territoire la « paix sociale » et la « liberté du travail ». Chausson, Tiss-Metal ou encore Nord-Est Alimentation furent ainsi, avant les VMC, surveillées par des commandos composés essentiellement de militants de la CFT et du SAC connus pour leur anticommunisme et leurs sympathies gaullistes.

En ce matin du 5 juin, l’opération commando pour briser la grève se solde par la mort d’un homme.

Une riposte immédiate

L’émotion est immense parmi les travailleurs et la riposte immédiate. Dès neuf heures, une première réunion de six cents personnes est organisée à l’Union locale CGT. Des représentants de la CFDT, des partis de gauche, de l’UNEF, de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) et des Jeunesses Communistes (JC) sont présents.

À quatorze heures, les travailleurs des VMC se rendent à la manifestation. Silencieux, en rangs serrés, se tenant par le bras qu’ils ont ceint d’un brassard noir, ils viennent d’apprendre la mort de Pierre Maître. Ils peuvent compter sur la présence des deux-tiers des salariés de Citroën Reims et de délégations venues de Chausson, Saint-Gobain, Renault, Arthur-Martin, Creusot-Loire, Schlumberger, ITT-Claude. En tout, trente mille personnes défilent durant quatre heures.

À Paris, en fin de soirée, une conférence de presse est organisée par la CGT, la CFDT et la FEN pour dénoncer les agissements du commando et appeler les travailleurs à un arrêt de travail de cinq minutes le mardi 7 juin à midi. Ce jour-là, la ligne 9 du métro parisien s’arrête, tandis qu’à Montpellier ou à Sète les églises font sonner les cloches. Dans les usines Citroën et Chrysler, les débrayages sont imposants. De partout s’élève une exigence : « dissoudre la CFT et les autres milices patronales ». Tel est le sens de la demande faite par les trois centrales syndicales à Raymond Barre, premier ministre.

Le jour des obsèques de Pierre Maître, près de 50 000 personnes défilent dans les rues de Reims après avoir écouté Charles Julliard, militant CGT aux VMC et Bernard Collet, prêtre-ouvrier CGT chez BSN, une verrerie appartenant au groupe Danone.

Le gouvernement reste droit dans ses bottes et s’en tient à attendre les résultats de l’enquête. Son inaction est lourde de sens et illustre l’impunité dont bénéficient la CFT et les milices patronales.

La lutte contre la CFT et les milices patronales

La police judiciaire interpelle rapidement les membres du commando à leur domicile et les preuves s’accumulent. Pour autant, la CGT doit affronter les multiples allusions patronales et gouvernementales sur le climat de violences qu’elle aurait soi-disant alimenté par son attitude « intransigeante ».

La CGT rappelle qu’elle mène depuis 1971 une campagne conjointe avec la CFDT pour la défense et l’extension des droits et libertés des travailleurs, relancée en 1974 sur le thème de la défense des libertés syndicales. Elle dénonce plus particulièrement les activités de la Confédération Française du Travail et des milices patronales depuis 1975, à partir du travail effectué par Marcel Caille, secrétaire confédéral chargé du secteur Droits, libertés et action juridique.

Les documents reproduits, les faits relatés par la CGT témoignent du caractère pseudo-syndical de la CFT, de ses liens avec le patronat, les réseaux gaullistes ou encore avec ceux du grand banditisme. Ses agissements crapuleux ont fait l’objet, à plusieurs reprises, de dépôt de dossiers auprès du gouvernement et de parlementaires. En vain.

Si la CFT change de dénomination dès 1977, pour devenir la Confédération des Syndicats Libres (CSL), les méthodes ne changent guère. Ainsi, le 5 juillet 1977, un mois après le crime de Reims, Bechir Demir-Tas, délégué syndical CGT à l’usine Citroën Aulnay est agressé alors qu’il travaille à son poste. Après neuf jours d’hospitalisation, il apprend qu’il est mis à pied et qu’une autorisation de licenciement est demandée à l’inspection du travail pour avoir « agresser » ses agresseurs, membres de la CFT-CSL.

Le 24 novembre 1977, le procès des deux principaux accusés se clôt devant les Assises de Paris après six jours d’audience. Il est l’occasion, pour la défense, de dénoncer les visées antisyndicales et les méthodes musclées de la CFT et des milices patronales, afin que le meurtre de Pierre Maître ne se résume pas à un tragique fait divers entre grévistes et non-grévistes, comme certains le souhaiteraient.

Le tireur fut condamné à vingt ans de réclusion criminelle, le conducteur du véhicule à sept ans.

La CFT-CSL et les milices patronales perdent de leur superbe durant les années 1980, notamment après la dissolution du SAC en août 1982 et après la victoire des grèves de la dignité dans l’automobile en 1982-1984. L’action de la CGT, et dans une moindre mesure de la CFDT y est bien évidemment pour quelque chose. La CSL se mit officiellement en sommeil en 2002, bien que certains de ses syndicats existent toujours aujourd’hui.

Fin 2009, les VMC ferment leurs portes. La rue porte toujours le nom Pierre-Maître, adoptée en 1978, tandis qu’une plaque commémorative rappelle que « Le 5 juin 1977 est tombé Pierre Maître, militant de la CGT, assassiné par un commando fasciste alors qu’il luttait pour la liberté et le progrès social. »

En ces temps d’état d’urgence, de répression antisyndicale, il est important de ne pas oublier cet épisode tragique de l’histoire ouvrière.

Repères bibliographiques

Citroën par ceux qui l’ont fait. Un siècle de travail et de luttes, Ivry-Montreuil, Editions de l’Atelier – VO éditions, 2013.

Claude Angeli, Nicolas Brim, Une milice patronale : Peugeot, Paris, Maspéro, 1975.

Daniel Bouvet, L’usine de la peur, Paris, Stock, 1975.

Marcel Caille, Dominique Decèze, Les truands du patronat, Paris, Éditions sociales, 1977.

Marcel Caille, Dominique Decèze, L’assassin était chez Citroën, Paris, Éditions sociales, 1978.

Patrice Chairoff, Dossier B… comme Barbouzes, Paris, Éditions AM, 1975.

Didier Favre, Ni rouge, ni jaune, de la CGSI à la CSL, l’expérience du syndicalisme indépendant, Paris, Éditions midi moins le quart, 1998.

Robert Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de minuit, 1978.

René Mouriaux, Syndicalisme et politique, Paris, Éditions ouvrières, 1985.

Henri Rollin, Militant chez Simca-Chrysler, Paris, Éditions sociales, 1977.

Joseph Tréhel, Un Homme de Poissy, Paris, Éditions sociales, 1982.

Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007.