L’article qui suit repose sur le contenu de l’intervention d’Emeric Tellier donnée au dernier congrès du syndicat CGT Tour Eiffel du 18 mai 2022. Sont dessinés ici les premiers jalons d’une histoire sociale et syndicale de la Tour Eiffel… des pistes à explorer !
Ce texte a été publié dans les pages des Cahiers d’histoire sociale de la métallurgie, n°77 septembre 2022.
Une histoire est à écrire, celle de la Tour Eiffel sous l’angle de celles et ceux qui l’ont faite, avec une large place laissée aux luttes sociales et syndicales. Avec un chantier de construction qui débute en 1887, l’histoire de la Tour Eiffel est aussi vieille que celle de la CGT ! Ces « deux vieilles dames » sont de la même génération, celle de la transition entre le long XIXe siècle et le court XXe siècle.
Leur point commun est le capitalisme.
La première l’incarne. Inaugurée le 31 mars 1889, la Tour Eiffel est l’attraction principale de l’Exposition universelle de Paris. Cet événement est LA vitrine technologique et industrielle des pays participants, qui devait témoigner des progrès accomplis dans le cadre de la Révolution industrielle. Son concepteur, Gustave Eiffel, symbolise bien le capitalisme d’alors. Ingénieur centralien, il a acquis sa première entreprise en 1866, avant de multiplier les réalisations d’édifices en ossatures métalliques à travers le monde. Sa renommée fut toutefois écornée par le scandale politico-financier de la construction du canal de Panama en 1891-1893, au point qu’il se soit retiré par la suite des affaires.
La seconde le combat. Le syndicalisme est né au cours de la seconde moitié du XIXe siècle avec l’apparition du salariat, qui est un élément-clé du mode de production capitaliste avec la propriété privée des moyens de production et d’échange et l’accumulation du capital. Le syndicalisme entend mettre un terme à l’exploitation de l’Homme par l’Homme, en œuvrant à la construction d’une société sans classes.
L’Exposition universelle a été un événement international, avec ses 32 millions de visiteurs et ses 35 pays participants. Elle a aussi été l’occasion pour la Seconde Internationale, l’Internationale Socialiste de tenir son deuxième congrès international. L’une de ses résolutions, adoptée le 20 juin 1889, est passée à la postérité. Elle a décidé l’organisation d’une grande manifestation, à date fixe, dans tous les pays pour imposer la journée de travail de huit heures. S’inspirant d’une précédente décision des syndicats américains, la date du 1er mai 1890 a été retenue. La journée internationale des travailleurs était née, une journée « qui ne commémore rien et ne parle que du futur », comme le rappelle l’historienne Danielle Tartakowsky.
L’histoire de la Tour Eiffel a bénéficié d’un nombre imposant de publications, de documentaires audiovisuels et sonores, en France comme à l’étranger. Le dernier en date, le film Eiffel est sorti dans les salles en 2021. L’histoire de ses salariés, de celles et ceux qui ont assuré sa construction, son entretien et son exploitation est en revanche très largement méconnue. Cette situation est symptomatique de ce que l’on peut observer plus généralement lorsque l’on aborde l’histoire économique et l’histoire des entreprises. Celle-ci se limite, trop souvent, aux « grands hommes », aux grandes dates, aux records établis et autres succès commerciaux.
L’histoire sociale et syndicale de la Tour Eiffel s’annonce passionnante, comme en témoignent ces quelques exemples piochés au hasard des sources.
Les grèves de 1888
Les archives de la préfecture de police de Paris et la presse de l’époque nous livrent diverses informations sur les grèves qui secouèrent le chantier de construction en septembre, puis en décembre 1888. La revendication principale est une augmentation du salaire horaire. Les conditions de travail sont harassantes, l’été 1988 est caniculaire et le froid hivernal complique les tâches des ouvriers. Le 19 septembre 1888, les ouvriers se mettent en grève. Sur les 140 ouvriers habituellement présents ils ne sont que 27 à se présenter ce jour là. Le lendemain, un officier de police constate un affichage aux abords du chantier, signé « Compagnon », menaçant les grévistes : « ceux d’entre eux qui n’auront pas repris le travail à midi 30, seront remplacés par d’autres ouvriers »
On imagine bien qu’Eiffel lui-même en est l’auteur. Mais les ouvriers grévistes ne cèdent pas, ils savent qu’en cas d’arrêt prolongé des travaux, le planning du chantier sera compromis et la construction de la tour inachevée. Gustave Eiffel le sait aussi, et cède : les ouvriers obtiennent une augmentation de 5 centimes par heure, alors que « les anciens ouvriers toucheront 100 francs de gratification lorsque la tour sera montée à la plateforme de la lanterne (280 mètres) ». Le 20 décembre 1888 soumis à la rigueur du froid les ouvriers menacèrent à nouveau de se mettre en grève. Un rapport de police et un article du Cri du Peuple témoignent d’une réunion publique qui se tient samedi 22 décembre, au 18 rue Croix-Nivert, rassemblant 300 ouvriers. L’ordre du jour est le suivant : « Grève de la tour Eiffel. Mouvement ouvrier en face des exploiteurs et des renégats »
Après un arrangement entre les deux parties, le chantier se poursuivra et la tour sera achevée dans les temps. Ces quelques éléments brièvement présentés ici méritent d’être creusés et enrichis par d’autres sources !
La période du Front populaire
Si on parcoure la presse quotidienne nationale, il semblerait que les salariés de la Tour Eiffel soient restés en dehors de la grande vague de grèves de mai-juin 1936, qui accompagne l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Front populaire. Pourtant, une grève a bien eu lieu chez le personnel de la Société de constructions métalliques Eiffel à Levallois-Perret, comme le signale L’Humanité du 2 juin 1936 ou encore chez le sous-traitant chargé de l’illumination publicitaire du monument, l’entreprise Jacopozzi. Dans cette dernière, un accord collectif a été arraché, selon L’Humanité du 10 juin 1936. Mais le refus de la direction d’appliquer les dispositions de l’accord, en particulier sur les classifications des ouvriers, a justifié une seconde grève, également victorieuse, comme le relate Le Populaire du 2 juillet 1936. Des tentatives d’implantation syndicale ont sans doute été menées, comme le suggère l’organisation d’une réunion à la Bourse du Travail de Paris le 4 septembre 1936 pour les délégués du personnel des entreprises de montage électrique susceptibles de travailler à la Tour Eiffel.
Une radio à la Tour Eiffel !
L’histoire de la Tour Eiffel est étroitement liée à celle de la transmission sans fil (TSF) et des émissions radiophoniques. En effet, la station de radio installée sur la Tour Eiffel a été la première à émettre sur le territoire national, à partir de novembre 1921.
Le syndicat a su prendre la mesure de ce formidable outil qu’était la radio, en participant, avec d’autres organisations, à la création de deux structures : une coopérative ouvrière de TSF, fondée en 1926 pour fabriquer des récepteurs et une association, Radio-Liberté, chargée de défendre à partir du 1er mars 1936 les intérêts des auditeurs.
L’arrivée au pouvoir du Front populaire s’est traduite par quelques évolutions dans la programmation de la station de radio de la Tour Eiffel. C’est ainsi que la CGT a notamment obtenu une émission d’un quart d’heure tous les samedis à treize heures et deux émissions hebdomadaires supplémentaires de trente minutes. Transmise en direct depuis le studio de la Tour Eiffel, la première émission de « La Voix de la CGT » a eu lieu le 26 janvier 1937 et était consacrée à une allocution de Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT. Entre éducation populaire et propagande syndicale, selon la formule de l’historien Morgan Poggioli, ces émissions hebdomadaires ont été largement écoutées et ont contribué à faire entendre les analyses et les propositions de la CGT.
Les années 1970-1980
Faisons un petit bon dans le temps, pour arriver aux lendemains des grèves de mai-juin 1968, pour lesquelles nous manquons aussi pour le moment de sources. Nous disposons en revanche d’éléments sur la grande manifestation unitaire organisée au pied de la Tour Eiffel le 10 juillet 1975. Dans un contexte marqué par la crise économique et la contre-offensive patronale, plusieurs dizaines de milliers de salariés, représentant 437 entreprises de toute la France, se sont retrouvés pour dénoncer les licenciements, le chômage de masse, les restructurations, mais également pour briser le silence des grands médias sur les revendications et les mobilisations. Dans son intervention, Henri Krasucki, secrétaire confédéral, salue la combativité des salariés : « Ceux qui croyaient faire courber la tête des travailleurs sous la crainte du chômage ou la pression de l’intransigeance et de la répression ont mal jugé. C’est l’inverse qui se produit ! ». À la suite de cette grande journée, les luttes ont en effet connu un regain et des victoires ont été obtenues, comme sur les salaires, sur la réduction du temps de travail ou encore sur l’arrêt des licenciements. Peu après, à l’été 1980, un conflit a éclaté à la Tour Eiffel. En prévision d’importants travaux de réfection des restaurants, la fermeture et le licenciement des 182 salariés est envisagé par la Mairie de Paris. Grâce à une lutte de plusieurs semaines et à une grande banderole installée au premier étage proclamant « Restaurants Tour Eiffel. Chirac, non aux licenciements, Négociations », les salariés ont obtenu la garantie de leur réembauche à la réouverture ainsi que de meilleures indemnités durant les travaux. Cette lutte des salariés des restaurants illustre bien l’importance du rapport de forces pour faire aboutir des revendications.
Les grandes grèves de 1995-1996 et la réduction du temps de travail
Le poids déterminant du rapport de forces est flagrant avec la mise en œuvre des 35 heures hebdomadaires. Les mobilisations des salariés de la Tour Eiffel, en 1995-1996, ont permis d’anticiper l’adoption des lois Aubry I et II (1998 et 2000) et d’obtenir en mai 1996 un accord permettant de réduire progressivement le temps de travail, sans perte de salaires, avec l’embauche définitive de CDD, des revalorisations de salaires et de qualifications !
Ces quelques exemples démontrent l’intérêt de connaître l’histoire sociale et syndicale, en abordant des thèmes aussi divers que les nouveaux outils de communication, la médiatisation des luttes, les relations avec les entreprises sous-traitantes ou encore la négociation de la réduction du temps de travail.
L’écriture de cette riche histoire commune des travailleuses et travailleurs de la Tour Eiffel, faite de victoires et de défaites, d’éclats et d’erreurs doit faire partie des tâches assumées collectivement, pour la transmettre aux futures générations militantes !