Depuis 30 ans, les grandes évolutions du monde du travail sont marquées par la baisse du nombre d’ouvriers, l’augmentation du nombre d’employés et la poussée du nombre de cadres et de professions intermédiaires. Cette évolution de la structuration de l’emploi s’est accompagnée de profondes réorganisations structurelles.
Par exemple, chez Renault, la ligne hiérarchique a été réduite ainsi que le nombre de salariés par équipe. Les agents de maîtrise des Unités Elémentaires de Travail sont dirigés par des managers qui ont principalement pour rôle de faire adhérer les salariés à la politique de l’entreprise. Chacun a des “objectifs” vendus comme déterminants du niveau de leur activité et donc de leur emploi. Cette course à l’objectif inscrit les salariés dans un processus de culpabilisation.

ORGANISER La Compétition
Cette restructuration s’accompagne de réorganisation régulière du travail. Depuis l’accord dit de compétitivité de Renault en 2013, le salaire de l’ensemble des salariés est individualisé et indexé à des objectifs de plus en plus inatteignables. Une relation dite de clients/fournisseurs est instaurée entre chacune des équipes d’un même atelier, entre les ateliers d’une même usine, entre les usines du groupe à l’échelle internationale. Ces accords « compétitivité » ont prolongé et amplifié ce processus qui institue tous les 3 ou 4 ans, la possible délocalisation de telle ou telle activité. Les salariés sont ainsi placés dans une « incertitude économique récurrente », où aucune autre perspective que le moins-disant social ne leur est proposée.

FABRIQUE DE CONSENTEMENT
Pour faire accepter cette organisation, les directions multiplient les expertises et études. Tout est quantifié, numérisé,…. sauf les savoir-faire des travailleurs qui sont ignorés. Pire encore, la tyrannie des expertises et leurs certitudes décrédibilisent le travailleur et le dépossèdent de fait, de ses activités et de ses droits. Pour le philosophe Jean-Claude Milner « L’évaluation n’est pas un mot, mais un mot d’ordre… En matière d’évaluation, l’essentiel n’est pas de produire du chiffre, mais d’obtenir le consentement d’autrui… »
ELOIGNER LES SYNDICALISTES
En parallèle, le patronat s’est attaqué simultanément au rôle, au moyen des organisations syndicales sur le terrain et à la capacité des salariés à se rencontrer, à échanger, à confronter leur point de vue. Par exemple, chez Renault, le droit syndical était, jusqu’en 2000, très au-delà des dispositions légales, notamment concernant le temps de délégation permettant aux élus d’aller au contact des salariés. Depuis, il a été divisé par deux. Les syndicats pouvaient alors réunir tous les salariés trois heures par an en information syndicale sur le temps et lieu de travail. Mais l’accord de 2000, signé par toutes les organisations syndicales, sauf la CGT, a remis en cause l’ensemble de ces acquis, sous couvert de renforcement des moyens des organisations syndicales au niveau central avec pour orbite : la professionnalisation du syndicalisme ! Le processus vise à éloigner les élus des salariés. Ils perdent ainsi leur assise, leur soutien au profit d’une institutionnalisation de l’activité syndicale.

ISOLER LES salariés
Chez Renault, ce dispositif s’est conjugué à la fois à la suppression des temps de casse-croûte pour une majorité d’ouvriers et d’une réduction des temps de pause. Aujourd’hui, les organisations du travail limitent, voire empêchent toute rencontre collective, tout échange en dehors de la hiérarchie. A cela s’ajoutent des modifications régulières des organisations du travail et de très gros turn-over amplifiés par la multiplication du recours aux intérimaires et aux prestataires de services à tous les niveaux de l’entreprise et dans toutes les catégories professionnelles.
Le travail des salariés est ainsi réduit à la simple exécution de prescription. Les salariés deviennent des choses, interchangeables et dont on pourrait se passer.

Malaise au travail
Cette situation provoque un profond malaise des salariés, car il y a un fossé entre le travail prescrit et le travail réel. « Au travail, les gens ne font jamais ce qu’on leur demande de faire…et c’est pour ça que ça marche ». Qui n’a jamais été confronté à cette situation ? Chaque salarié est arbitre en permanence entre le respect du prescrit (délais, procédures, .. et leurs contradictions), le besoin d’apporter une contribution dans laquelle il est possible de se reconnaître, l’articulation avec l’activité des collègues et la nécessité de préserver sa santé. De fait, nous assistons à une montée des questions éthiques où les normes de gestion s’opposent à la qualité de la production et des services.
La qualité du travail est donc un enjeu pour les salariés parce qu’elle est constitutive de la santé des salariés. Au vu des pressions actuelles, bon nombre de salariés tentent de se défendre individuellement. Ils tentent de se protéger en respectant une fiche de poste sans plus… Cette situation pousse à l’épuisement émotionnel. Le salarié n’arrive pas à maintenir la qualité du service et en rabat sur ses propres normes et valeurs. On assiste également au désengagement douloureux et au déficit d’accomplissement. Cette dévalorisation du travail multiplie les risques de maladies psychiques, mais aussi physiques.
Et si on (re)parlait travail ?
Pour briser cette spirale, face à ce rouleau compresseur, nous avons besoin de reprendre la main sur les questions du travail. Le rôle de la CGT n’est-il pas de prendre en défaut l’organisation en pointant ses contradictions avec les réalités du travail et ses résultats ? Pour construire cet autre rapport aux situations du travail, ne faudrait-il pas, avant tout, y associer les premiers concernés, c’est-à-dire les salariés ? Cela suppose la mise en discussion et l’élaboration collective des situations de travail, mais aussi des perspectives et du pouvoir d’agir des salariés eux-mêmes. Cependant, il y a des obstacles inhérents aux organisations du travail actuelles qui empêchent les salariés à dire le travail. Alors comment faire ?

Recréer des espaces de discussions
Dans le cadre de la recherche action de Renault, les syndicats CGT se sont appuyés sur un travail d’investigation, d’enquête auprès des salariés. Les militants qui y ont participé, ont pris le temps de se faire expliquer en détail le travail de leurs collègues. Il s’agissait de faire ressortir des propositions concrètes d’amélioration de la situation, susceptibles d’être mises en œuvre immédiatement. Chacun, enquêteur, comme salarié se sont enrichis d’une telle discussion.
Dans un deuxième temps, le syndicat s’est mis au service de l’élaboration collective. Des réunions avec les salariés intéressés ont permis de solliciter le récit d’expériences du même type de situation, mais aussi de valoriser les différences d’approches. En s’appuyant au plus près de situations concrètes, nombre de malentendus et d’incompréhensions ont été levés et ont permis d’enrichir la vision de chacun, de fabriquer du collectif. Ensemble, nous avons pointé les besoins auxquels l’organisation du travail ne permet pas d’apporter une réponse convenable et examiné concrètement des options envisageables. Ce travail a été complété par une approche quantitative (fréquence des situations critiques, données sur les conséquences) grâce à une contribution active des salariés.

Renforcer le pouvoir d’agir
Dans ce processus, nous avons réussi à développer la capacité des travailleurs à affirmer, défendre, promouvoir leurs propres normes de qualité. Ainsi, le dispositif syndical devient susceptible d’enrichir et de renforcer le pouvoir d’agir des salariés eux-mêmes. Celui-ci prend essence sur un travail d’élaboration collectif avec les salariés, à partir de leur propre situation de travail, de ce qu’ils vivent. Nous partons de la réalité du travail pour parler des choix stratégiques de la direction, c’est-à-dire du micro vers le macro et non l’inverse. Car le lien entre la stratégie et les conséquences sur le travail au quotidien n’est pas toujours évident. Si on se contente de dénoncer les choix de l’entreprise et qu’il faut changer la société, pour qu’individuellement chaque salarié s’y retrouve, on a du mal à faire adhérer une majorité de salariés pour construire le rapport de forces dont nous avons besoin. Ainsi, l’enjeu pour le syndicalisme ne repose pas sur ce que l’on doit dire aux salariés, même si nous avons des choses à dire et qu’il faut les dire et en débattre, mais dans la perspective de travailler avec eux, pour faire avec eux !

Développer un syndicalisme de proximité
« Le travail qu’est-ce que cela engendre ? » Plus nous abordons cette question avec les salariés, plus nous discutons de compétences, d’emploi, de qualifications, de conditions de travail, de choix économiques, … toutes les questions syndicales fortes. Ainsi, si l’on se bat sur la conception du travail, le syndicalisme a de l’avenir, parce qu’il va développer l’action collective et le rapport de forces à partir du vécu des salariés.
Au lieu de passer son temps à décrypter une organisation du travail qui vise à éclater les collectifs, l’organisation syndicale a intérêt à se pencher sur ces pratiques syndicales et à la méthode pour redonner aux salariés un pouvoir d’agir sur leur propre travail. Enfin, avec ce syndicalisme de proximité, les salariés voient le syndicat tel qu’il est, c’est-à-dire un outil à leur service, utile et dans lequel on a envie de s’investir. Ca prouve que la réflexion collective est utile, qu’elle se concrétise dans leur quotidien.

Fabien Gâche, délégué syndical central CGT Renault

 

Pour aller plus loin :
Rapport Recherche Action

Présentation de Fabien Gâche sur la recherche action Renault