Introduction de Claude Ven, président de l’IHS CGT métallurgie, à l’occasion du conseil d’administration de l’association du 3 décembre 2015 à Montreuil.

Face à l’horreur des crimes commis dans les rues de Paris et sur le parvis du stade de France, le besoin d’une réponse immédiate s’est exprimé fortement dans la population.

Le gouvernement, en faisant le choix de qualifier la situation d’état de guerre, impose un ensemble de restrictions, d’obligations, de réponses qui tiennent plus aux tentations sécuritaires qu’à la recherche de la sécurité. Ainsi nous est imposée une situation d’exception. Nous sommes désormais, et pour trois mois, en état d’urgence.

Qu’est-ce que cela signifie ? Quel enseignement pouvons-nous trouver dans l’expérience, le vécu de nos anciens, l’histoire de notre organisation et plus largement du mouvement social ?

Une longue histoire…

À la fin du XIXe siècle, la France connaît une période troublée qui fait frémir le pouvoir : les anarchistes s’attaquent aux symboles de la bourgeoisie, les attentats se multiplient, allant jusqu’à l’assassinat du président Sadi Carnot en 1894. La condamnation est unanime, l’opinion publique a peur. La république répond par trois lois entre 1893 et 1894. La troisième s’attaque aux délits de presse, porte atteinte à la liberté d’expression et n’a été abrogée qu’en 1992, soit un siècle de bons et loyaux services. Ces lois sont restées dans l’histoire sous l’appellation que leur a donné Jean Jaurès de « lois scélérates ».

Elles furent réactivées en 1910-911 contre la propagande antimilitariste de la CGT. Nous sommes à la veille de la grande guerre, la durée du service militaire est fixée à  trois ans en 1913. Des militants sont condamnés à la prison. Le congrès de la CGT au Havre en 1912 a déclaré :

« le gouvernement a obtenu ce qu’il désirait : créer le précédent qui, demain lui permettra, lorsque la quiétude de la bourgeoisie l’exigera, de mettre à l’ombre, sous le prétexte le plus futile, les militants jugés par lui dangereux pour l’ordre public ».

Avant même la déclaration de guerre en août 1914, le gouvernement, craignant les réactions populaires face à la mobilisation en masse de millions d’hommes, a usé de la loi de 1849 sur l’état de siège qui remet entre les mains de l’armée les pouvoirs de justice et de police. Ce sont les tribunaux militaires qui ont force de loi sur la population civile.

Cette loi, votée suite aux soulèvements de 1848, est la réponse de la bourgeoisie traumatisée. Plus jamais ça ! Contre la populace il n’y a qu’un seul remède : la force. Un seul salut : l’armée.

Les maires et préfets perdent immédiatement leurs pouvoirs de police au profit des autorités militaires ; l’armée peut ainsi interdire les réunions, pratiquer des perquisitions de domicile et faire comparaître des civils devant des tribunaux militaires (avec une procédure très simplifiée et une exécution immédiate de la sentence). La liberté et le secret de la correspondance n’existent plus. La presse est censurée. Contrôlée avant impression.

Henri Guernut, qui fut secrétaire général de la Ligue des droits de l’Homme et député radical socialiste a écrit :

« quand une justice érige en système le mépris des formes légales et fait de la précipitation une vertu, lorsqu’elle soumet l’esprit critique aux exigences de la discipline et condamne par ordre au nom de la nécessité, il est écrit que cette justice-là est vouée à l’erreur ; elle ne peut en vérité que rendre l’injustice comme la nuée dormante se résout en pluie d’orage ».

L’acharnement de multiples dirigeants actuels à parler de guerre doit nous inciter, toute proportion gardée, à faire le parallèle.

Lorsqu’une délégation de métallos est allé à la rencontre d’Alexandre Millerand, socialiste et ministre de la Guerre le 15 juillet 1915, celui-ci leur a déclaré : « Il n’y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales : il n’y a plus que la guerre ».

Laissons de côté la période troublée des mois qui précèdent la débâcle de 1940 et les exactions du gouvernement collaborateur de Vichy.

En 1948, l’assemblée nationale vote ce que les travailleurs ont appelé les « super lois scélérates », qui ont touché plus de mineurs grévistes que de brigands.

Suite aux évènements de 1968, le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas édicte, en 1970, la loi dite « anticasseurs », censée réduire les débordements considérés comme violents lors des manifestations. Son application s’est très vite focalisée sur les mouvements de revendications, politiques et syndicaux qui étaient ses véritables cibles. Elle a été abrogée en 1981.

La loi sur l’état d’urgence, dont il est aujourd’hui question, remonte à 1955 et fut votée dans le cadre de ce qui n’était pas alors appelé une guerre mais, rappelez-vous, les « évènements » d’Algérie. Elle est le fait du gouvernement socialiste de Pierre Mendes-France pour éviter d’avoir recours à la loi de 1849 sur l’état de siège.

Elle fut mise en œuvre le 13 mai 1958 en réponse au coup d’état d’Alger et la Ve République de Charles de Gaulle a ainsi vu le jour sous l’état d’urgence. Réactivée le 23 avril 1961 lors du putsch des généraux, elle fut prolongée durant deux ans, jusqu’au 31 mai 1963.

Outil pratiqué tous azimuts, elle s’est appliquée en décembre 1984, pour six mois, en Nouvelle-Calédonie, face aux ambitions d’indépendance du peuple Kanak, puis en novembre 2005 sur la région Ile-de-France pour mettre un terme aux émeutes dans la banlieue parisienne. Mise en œuvre le 8 novembre elle fut prolongée jusqu’au 4 janvier alors que les violences se sont tues depuis un mois et demi.

Présentée comme un outil de sauvegarde de la République (ce qui est paradoxal puisqu’il suspend les  libertés au nom de leur défense), l’état d’urgence est d’abord, et avant tout, un outil de répression politique.

L’article 16, l’état d’exception, inscrit dans la constitution de la Ve République et qui sera l’objet dans les prochains jours d’une modification en lien avec l’article 36 sur l’état de siège a souvent fait l’objet de propositions de réformes. Le programme commun de 1972 prévoyait sa suppression. En effet, comment accepter un principe constitutionnel qui restreint les libertés, confère à la police ou à l’armée des pouvoirs exceptionnels et se réserve le droit : « d’interdire les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ». Cette assemblée, aujourd’hui, tant dans sa forme, ses composantes que ces ambitions, ne rentre-t-elle pas dans cette définition, ne serait-ce que du point de vue patronal ?

Des réflexions pour aujourd’hui

Ces rappels sont essentiels, car ils permettent de mettre en perspective, en prenant un peu de recul, les réponses à apporter à une population frappée, à juste titre, de peur et d’effroi. Il appartient aux élus de la nation de se positionner en toute sérénité et non sous le coup de l’émotion.

Ces derniers jours, la représentation nationale s’est exprimée sur l’état d’urgence pour trois mois : à l’assemblée, il y a eu six votes contre et une abstention, au sénat douze abstentions. S’abstenir sur une question de cette dimension ne peut qu’interpeller et ne participe pas à rassurer et éclairer nos concitoyens.

Pour information il s’applique dans les départements d’outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane, la Réunion et Mayotte) et deux collectivités d’outre-mer : Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Je suppose qu’une attaque djihadiste sur les villas des milliardaires de Saint-Barth doit en faire frémir certains.

Quant aux droits de l’Homme, le gouvernement a déjà informé le conseil de l’Europe que dans le cadre de l’état d’urgence, ils ne seront pas respectés. Cette éventualité est effectivement prévue par la constitution européenne en cas de guerre ou d’un autre danger public menaçant la vie de la nation. On comprend d’autant mieux l’acharnement à qualifier la situation d’état de guerre. Deux interdits demeurent toutefois, l’assassinat et la torture. Mais nous n’en sommes pas là. Pour autant, interdiction de rassemblement et de manifestation, perquisitions, arrestations, gardes à vue, assignations à résidence en dehors de tout cadre judiciaire peuvent continuer avec la garantie d’impunité : les citoyens français n’auront aucun recours, pas même dans le cadre du respect de la convention européenne des droits de l’homme.

Certains exigent l’incarcération, car il n’y a pas d’autre mot, de tous les individus inscrits sous une fiche S. Cela nous rappelle le fameux carnet B qui recensait militants politiques et syndicaux. Une telle mesure ne serait rien moins que d’instaurer le délit d’intention dans un pays qui se dit état de droit.

Suite au comportement des forces de l’ordre dimanche, place de la République, qui n’est rien d’autre qu’une mise en garde de l’héritier de Jules Moch en direction des citoyens, on ne peut que s’alarmer des prétentions du gouvernement de prolonger l’état d’urgence au-delà des trois mois. Les dérives deviennent déjà si flagrantes que certains responsables politiques, peu nombreux il est vrai, s’en inquiètent et évoquent plutôt la possibilité de l’écourter.

Comment être rassuré de la réponse apportée par la commission des lois de l’assemblée nationale qui propose de mettre en place une « veille parlementaire » pour observer le comportement des « services auxquels ont été consentis temporairement des pouvoirs particuliers et ainsi prévenir, le cas échéant, tout risque d’abus », selon les termes de son président, le socialiste Jean-Jacques Urvoas, député du Finistère, qui n’est autre que le rédacteur de la loi sur l’état d’urgence et sera l’un des deux rapporteurs avec le député républicain Jean-Frédéric Poisson. On aurait presque envie de rire si les dangers n’étaient pas si terribles. Une audition du ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, est prévue fin janvier. La commission des lois pourra ensuite faire des préconisations au gouvernement afin de renforcer l’efficacité du dispositif et de mieux garantir les libertés publiques. N’en jetons plus.

Nous sommes loin de la déclaration du maire d’Oslo en 2011, après la tuerie (77 morts) perpétrée en Norvège par le facho islamophobe Breivik :

« Nous punirons le coupable. La punition, ce sera plus de générosité, plus de tolérance, plus de démocratie ».

Les leçons que veut donner notre gouvernement socialiste sont de toute autre nature.

Le projet de réforme de la constitution sera présenté en conseil des ministres le 23 décembre. Son objectif principal, inscrire l’état d’urgence dans la constitution en le portant à six mois au lieu de trois.

À la veille du premier tour des élections régionales où la menace du Front national est plus inquiétante que jamais, comment ne pas se remémorer le 21 avril 2002, qui vit Jean-Marie Le Pen accéder au deuxième tour de l’élection présidentielle. Et un rassemblement populaire massif comme celui que l’on avait connu en réponse au danger pour la République à ce moment-là ne pourrait pas être toléré au nom de la sécurité de la population ?

Dès l’affirmation de cet état de guerre, des voix se sont fait entendre : on ne fait pas la guerre en restant aux 35 heures et en continuant à revendiquer. L’unité nationale est réclamée en référence à peine voilée à l’union sacrée de 1914 face à l’invasion du territoire national.

Le droit de réunion et de manifestation est désormais sous la coupe du bon vouloir des préfets et des forces de police. Le rapport de force, l’expression d’une opposition, la revendication est, de fait, fortement muselée.

Pour autant le gouvernement ne se contente pas de lutter contre le terrorisme. Le premier ministre Manuel Valls et son ministre du Travail ont donné mission, à Robert Badinter de créer une commission de refondation du code du travail pour dégager les principes juridiques qui constituent le fondement de l’ordre public en matière sociale  et à Jean-François Cesaro de travailler sur les accords et les avantages acquis individuels afin de fluidifier la révision et la dénonciation des accords à tous les niveaux. Ils devront rendre leurs rapports début janvier, c’est-à-dire sous le couvert de l’état d’urgence.

Je laisse à votre jugement ces faits et à votre réflexion ce bref rappel de notre histoire, de la confrontation permanente du mouvement social et du pouvoir en place.

Les médias se sont vautrés, et il n’y a pas d’autres mots, dans l’émotion. Aucun n’a pris le temps de rappeler les expériences vécues sous le coup des régimes d’exceptions.

Alors, il me semble que par le rappel de ces éléments, ces repères, l’IHS CGT répond pleinement à sa mission et participe à la prise de décision des camarades et plus largement des citoyens, en toute lucidité.

Claude Ven, président de l’IHS CGT métallurgie