Le 15 février 1982, vers 15h30, un groupe d’hommes tente d’investir l’usine de la Compagnie Européenne d’accumulateurs – CEAC (ex-Fulmen) à Clichy. Cette tentative n’est pas la première. Quelques jours plus tôt, les délégués CGT de l’usine et les responsables de l’Union départementale CGT avaient sollicité le préfet pour renforcer la surveillance policière, suite à des menaces et des provocations proférées contre les grévistes qui occupent l’entreprise depuis le 3 février pour exiger une augmentation des salaires, l’ouverture des négociations pour l’application des 39 heures et porter un coup d’arrêt au transfert de 140 emplois.
Mais cette fois, des bouteilles, des pierres et des boules métalliques sont projetées par le commando. Un gréviste, Ahmed Medjir, est touché. Il trébuche, traverse une verrière et tombe sept mètres plus bas. Grièvement blessé à la tête, il est transporté à l’hôpital Beaujon où il décède peu de temps après son admission. Ouvrier spécialisé depuis 1975 à la CEAC, ce militant de la CGT, âgé de 34 ans, était marié et père de cinq enfants.
La police, présente sur les lieux en ce début d’après-midi, est restée impassible.
Une entreprise nationalisée
Ce drame intervient dans un contexte particulier. Adoptée deux jours plus tôt, la loi de nationalisation a transféré à l’État la propriété de deux compagnies financières (Paribas et Suez), de trente-neuf banques et de cinq grands groupes industriels (Saint-Gobain, Péchiney Ugine-Kuhlmann, Rhône-Poulenc, Thomson-Brandt et la Compagnie Générale d’Électricité). La CEAC, filiale de cette dernière, vient donc tout juste de tomber dans le giron du secteur public nationalisé.
Son président-directeur-général n’est autre qu’Édouard Balladur qui, après le décès de Georges Pompidou en 1974 et l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing, s’est réfugié au conseil d’État, avant de rejoindre la Compagnie Générale d’Électricité (CGE) en 1977 pour prendre la tête d’une filiale, la Générale de service informatique (GSI), puis de la CEAC en 1980. Comme le rappelle L’Humanité du 31 mars 1993, son mandat est « d’assainir les comptes » de cette activité « piles et accumulateurs » qui ne représente « que » 6,2 % du chiffre d’affaires de la CGE. Il s’y emploie avec ardeur, en divisant en quelques années les effectifs de la CEAC par deux, de 5 000 à 2 500.
Élu député de Paris en mars 1986, il rejoindra le gouvernement Chirac comme ministre de l’Économie, des Finances et des Privatisations, où il appliquera une politique libérale inspirée de Reagan et Thatcher.
Les truands du patronat
Les événements tragiques de Clichy surviennent exactement une semaine après un raid d’anciens parachutistes sur l’usine Claudel-Besnier (aujourd’hui Lactalis) à Isigny (Calvados). Dans la nuit du 7 au 8 février, une centaine d’hommes quadrillent la ville, prennent d’assaut l’usine occupée par une trentaine de salariés. Ceux-ci sont séquestrés six heures durant, menacés, molestés tandis que le stock de 750 000 camemberts est récupéré pour éviter que les grévistes ne puissent le vendre pour leur permettre de tenir.
À la tête de l’opération, on retrouve un ancien de l’Organisation Armée Secrète (OAS), directeur d’une société de gardiennage, Normandy Sécurité, un certain Fernand Loustau. Il n’écopera que de six mois de prison avec sursis lors de son procès en 1984, ramené à trois mois un an plus tard. Son nom vous dit quelque chose ? C’est normal. Axel, l’un de ses fils, ancien membre du GUD, est l’un des proches de Marine Le Pen impliqué dans l’affaire du micro-parti Jeanne…
Ces méthodes, loin d’être isolées, relèvent au contraire d’une conception particulièrement réactionnaire des relations sociales en général, et du droit de grève en particulier.
Dans les années cinquante, Simca recrutait des anciens militaires de Corée et d’Indochine pour assurer l’ordre dans ses usines, avant d’être rejoint après les événements de mai-juin 1968 par les directions de Citroën et de Peugeot qui aident à l’implantation de la Confédération Française du Travail (CFT), une organisation syndicale « indépendante » qui renforce les services de sécurité des usines. Les opérations commandos anti-grèves s’enchaînent, sans que le pouvoir politique ne s’en émeuve, comme l’illustrent ces quelques exemples : Peugeot Mulhouse (1972), Peugeot Saint-Étienne (1973), Chausson Asnières (1975), Citroën Aulnay (1977), Gervais-Danone Marseille (1978), JB Martin Saint Chamond (1978), marche des sidérurgistes (1979), Desquenne et Giral à Santigny (1980).
Ces précédents témoignent que la mort d’Ahmed Medjir n’est pas un cas isolé et que, moins de cinq ans après que Pierre Maître eut été assassiné par un commando de militants de la Confédération Française du Travail sur le piquet de grève des Verreries Mécaniques de Reims, ces méthodes abjectes n’appartiennent toujours pas au passé.
Dissoudre les milices patronales
Dans les médias, on évoque un « accident stupide », des « heurts regrettables », tandis que France-Soir, avec son titre « affrontements entre grévistes et non-grévistes : un mort », propose l’amalgame. De son côté, le CNPF n’a pas un mot pour la mort d’Ahmed Medjir et contre-attaque par une déclaration le lendemain visant à « alerter l’opinion et les pouvoirs publics sur le développement d’actions illégales et violentes de certains syndicats » et dénoncer « les occupations d’entreprises au mépris de la loi, la séquestration de cadres et de dirigeants d’entreprises, l’invasion et l’occupation d’unions patronales. »
En riposte, le 18 février, à onze heures, une manifestation est organisée de la place Clichy à Paris jusqu’à l’entreprise, située 18 quai de Clichy par l’Union régionale CGT Ile-de-France et les huit Unions des syndicats des travailleurs de la métallurgie de la région parisienne pour exiger la dissolution des milices patronales et l’arrêt des opérations antigrèves. L’Union régionale CFDT, le Parti socialiste et l’Amicale des Algériens en Europe s’y associe.
40 000 salariés défilent derrière la banderole « Halte aux agressions patronales » de l’Union régionale CGT Ile-de-France. Parmi eux, ceux de la CEAC Clichy bien sûr, mais également des autres usines (Vitry, Nanterre, Vierzon, Auxerre et Nîmes), suivis par les salariés des Hauts-de-Seine (Paul-Dupont à Bagneux, Thomson et Snecma de Gennevilliers) puis par des milliers d’autres, tandis qu’en signes de solidarité, des dizaines de débrayages ont été observés, comme chez Dassault Saint-Cloud, Thomson Malakoff, Renault Rueil, UAP La Défense, les cheminots de Châtillon, Charras Gennevilliers ou encore Astra Asnières.
Dans le défilé, on scande « Dissolution des milices patronales », « Halte à la violence patronale », « Les patrons assassins », ou encore « Oui aux négociations, non à la répression ».
Le 19 février, un dernier hommage lui est rendu devant l’Institut médico-légal, avant le rapatriement de son corps en Algérie.
En dépit de la plainte contre X… déposé par la CGT et l’appel adressé au premier ministre par la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie pour que « toute la lumière soit faite », les responsables de la mort d’Ahmed Medjir ne furent jamais inquiétés, tout comme la direction de l’entreprise CEAC.
Un climat raciste
Citoyen algérien originaire de Sétif, Ahmed Medjir est une victime supplémentaire du climat délétère qui sévit alors en France, en particulier à l’égard des travailleurs nord-africains.
Les ratonnades, les expéditions punitives, les brutalités exercées à leur encontre depuis le déclenchement de la guerre d’Algérie n’ont jamais cessé, malgré les morts et blessés du 14 juillet 1953, ceux du 17 octobre 1961 ou encore les dizaines de corps de « FMA » – catégorie administrative désignant les « Français Musulmans d’Algérie » – retrouvés au fil des mois, en particulier durant l’année 1961.
Ce décompte macabre s’est perpétué, comme le rappelle avec force la chronologie dressée dans la revue Parloir Libre, éditée par Réflexes, intitulée « L’État assassine, meurtre racistes et sécuritaires » et parue en 1992. Des centaines d’hommes et de femmes, jeunes et moins jeunes, ont ainsi perdu la vie, à l’instar d’Ahmed Medjir.
N’oublions jamais leurs noms !