Le constat
Le constat que nous pouvons dresser est le suivant. Depuis 2011, le Front national, sous l’impulsion de Marine Le Pen et de Florian Philippot ont imposé un virage important – au moins dans les discours – au programme économique et social de leur parti politique.
L’objectif est clairement annoncé : il s’agit de « dédiaboliser » le Front national, de rompre le « cordon sanitaire » instauré à son encontre, pour organiser la recomposition de la droite française sur ses fondamentaux politiques et conquérir le pouvoir.
Cette entreprise n’est pas nouvelle, si l’on songe au projet similaire défendu par Bruno Mégret entre 1995 et 1998. Mais celui-ci a été réactivé par Marine Le Pen et nous assistons depuis cinq années à une opération de brouillage idéologique dans laquelle le Front national n’hésite pas à se revendiquer des valeurs républicaines comme la laïcité ou la liberté ou encore à invoquer des figures de la gauche socialiste, comme Jean Jaurès ou Léon Blum. Ce dernier c’est ainsi retrouvé sur une affiche de la section FN de Science-Po Paris sur laquelle on pouvait lire : « Congés payés, réduction du temps de travail, dialogue social. Léon Blum voterait Front national ». Ils ne manquent définitivement pas de cynisme, ces héritiers des ligues d’extrême-droite de l’entre-deux-guerres, Parti Social Français (PSF) du colonel de la Roque et Action française de Charles Maurras en tête.
Le programme économique et social du FN a singulièrement évolué, passant ainsi de la défense d’un libéralisme économique prenant pour modèle Ronald Reagan au début des années quatre-vingt, à une position dénonçant aujourd’hui la mondialisation, les élites financières et politiques et se prononçant pour un protectionnisme économique, une intervention accrue de l’État, la défense des services publics contre l’austérité, le maintien des acquis sociaux, le développement de la demande, une plus grande progressivité fiscale.
Un exemple parmi d’autres, récemment pris en une du site internet du Front national. Celui-ci appelle à signer une pétition intitulée « Soignants à bout de souffle, sauvons notre système de santé ! » qui soutient la mobilisation des infirmiers du 8 novembre. Et l’appel de se terminer de la manière suivante : « Avec nous, engagez-vous pour l’amélioration des conditions d’exercice des soignants, une meilleure reconnaissance de leur formation et de leurs pratiques, et une revalorisation du traitement des personnels hospitaliers ainsi que des actes en secteur libéral. La prise en charge des patients ne pourra être améliorée qu’en permettant aux soignants de faire leur travail dans des conditions dignes. » On serait presque tenté de le signer.
Marine Le Pen défend ainsi un discours axé sur l’emploi, la lutte contre le chômage, la détresse sociale, la défense du pouvoir d’achat, le sauvetage des emplois menacés par la mondialisation, à destination des couches populaires de la société. Elle se fait, comme Bruno Mégret en son temps, le chantre d’un « nouveau protectionnisme » pour assurer la « renaissance de notre civilisation et le printemps de la France ». Il s’agit d’un nationalisme présenté comme « de bon sens » : produisons français, avec des français, dans des entreprises françaises.
Ce discours a un écho parmi celles et ceux qui sont frappés par la précarité, la misère et qui considèrent le personnel politique actuel comme incapable de fournir une alternative crédible susceptible d’améliorer leur situation.
La réalité
Toutefois, à bien y regarder, il ne faut pas longtemps pour se rendre compte de la duplicité de ce discours. Au-delà des slogans de façade, du « ni droite ni gauche », les solutions politiques proposées par le Front national se rattachent clairement à l’héritage de l’extrême-droite.
Si Marine Le Pen a renoncé, au moins en façade, à l’antisémitisme, c’est pour le remplacer par un nouvel ennemi, l’islam. Si elle s’est débarrassée, au moins en façade, de l’éloge de la collaboration et de la dénonciation de l’indépendance de l’Algérie, c’est pour mieux revendiquer une prétendue filiation républicaine du Front national.
Systématiquement, on retrouve, à l’écoute des discours et et à la lecture des écrits du Front national, les quatre piliers idéologiques de l’extrême-droite : la terre, le peuple, la vie, le mythe. Sur cet aspect, la lecture de l’ouvrage de Michel Eltchaninoff et celui de Cécile Alduy et Stéphane Wahnich est particulièrement éclairante.
Mentionnons simplement un exemple, symptomatique, de la duplicité du discours frontiste.
En septembre 2016, le lancement de la campagne présidentielle de Marine Le Pen s’est fait avec le slogan, « Avec Marine, avant qu’il ne soit trop tard ! ». Celui-ci pourrait sembler anodin. Pourtant, il est la reprise du premier slogan brandi par le Front national lors de sa création en 1972, lui-même repris du slogan porté par le parti néo-fasciste MSI (pour Mussolini toujours immortel) lors des élections régionales italiennes de 1970. L’utilisation de ce slogan par Marine Le Pen n’est évidemment pas un hasard, mais plutôt un clin d’œil à la frange la plus radicale de son organisation.
Concentrons-nous maintenant sur le contenu du programme économique et social du Front national et sur la réalité de l’action de ses élus.
Premier exemple. Le 10 janvier 2017, dans un texte intitulé « Menace sur la sécurité sociale », Marine Le Pen explique : « nous devons consolider et même renforcer notre système de santé, nous devons garantir une protection sociale qui permette à chaque Français de se soigner quel que soit son âge, quelle que soit sa situation personnelle, quels que soient ses revenus ». L’intention est bonne, l’accent est populaire. Mais, aussitôt après, elle concède qu’il faudra « un véritable changement de paradigme », en s’attaquant aux « vrais problèmes » : « mettre fin à la fraude sociale, notamment en instaurant la carte vitale biométrique » et « supprimer l’aide médicale d’Etat [AME] qui permet aux clandestins de se soigner aux frais des Français ». Les dépenses engagées au titre de l’AME ne représentent pourtant même pas un milliard d’euros sur un total de 180 milliards d’euros dégagées par l’assurance maladie pour rembourser les frais médicaux et hospitaliers (chiffres de 2008). En pratiquant la chasse aux sans-papiers, Marine Le Pen façonne un bouc-émissaire et épargne les vrais responsables du déficit chronique de la sécurité sociale : quid du gel et des exonérations massives de cotisations patronales, via la réduction Fillon et le CICE ? Quid de la fraude à l’URSSAF ou de la non-déclaration des accidents du travail ?
Second exemple. Le 14 décembre dernier, Marine Le Pen s’attaque à la volonté affichée de François Fillon de supprimer un demi-million d’emplois dans la fonction publique. L’essentiel de sa diatribe concerne les suppressions de postes dans la police et la gendarmerie, qui mettent en péril « la sécurité de ses compatriotes » et constituent un pas supplémentaire vers la privatisation de la sécurité, ce qui serait inacceptable. Lorsque l’on connaît l’implantation de l’extrême-droite dans les entreprises de la sécurité – pensez à Axel Loustau, patron de Vendôme Sécurité, ancien du GUD et proche de Marine Le Pen par exemple – la posture ne manque pas d’audace.
Dernier exemple. Le tract de lancement de campagne du Front national propose « de remettre la France en ordre en cinq ans » – je vous laisse apprécier la formule – et évoque pour cela huit points. Le quatrième concerne le travail : « valoriser le travail, défendre le pouvoir d’achat et développer l’emploi français ». Sans se lancer dans une analyse de texte étendue, notez toutefois qu’il n’y a pas de promesse d’augmenter les salaires, il s’agit simplement de les « défendre », de faire en sorte qu’ils ne diminuent pas trop, tandis que le développement de l’emploi s’adresse exclusivement aux français.
Ces trois premiers exemples illustrent bien les limites du programme prétendument « social » du Front national. Son contenu est guidé par le principe de préférence ou de priorité nationale. Ce programme entend diviser les travailleurs, entre « français » et « étrangers », entre « salariés » et « chômeurs ». Cette stratégie de la division, du racisme et de la xénophobie est inacceptable. D’autant plus lorsque l’on songe que les enquêtes statistiques révèlent qu’un quart de la population vivant en France (16,5 millions de personnes !) est immigré ou enfant d’un ou deux parents immigrés.
Au-delà du programme politique, le Front national dispose déjà d’élus, dont les actions sont autant d’arguments en notre faveur.
La députée Marion Maréchal-Le Pen est ainsi l’auteur de quatre propositions de loi en 2016. La première prévoit la suspension des accords de Schengen et le rétablissement des frontières nationales (juillet), la seconde porte sur la création d’une commission d’enquête sur le financement de l’islam en France (août), la troisième réclame la création d’une commission d’enquête sur le suivi des fermetures de lieux de culte salafiste (octobre) et la dernière vise à supprimer le regroupement familial de plein droit (décembre). Les propositions de loi dont elle est cosignataire sont du même acabit : suppression du droit du sol (septembre), interdiction du burkini (octobre).
Son homologue, Gilbert Collard, auteur d’une récente proposition de loi autorisant le port d’arme « citoyen » pour les policiers et militaires en retraite (janvier 2017), est également prolixe en matière d’amendements. Ainsi, dans le débat sur la loi rectificative de finances 2016, il s’est prononcé contre l’annulation de la dette des pays du tiers-monde ou contre le renforcement des subventions versées à l’Agence française de développement. En outre, il a défendu la mise en place du principe de priorité nationale pour l’attribution d’un logement social, arguant que « la crise du logement est une conséquence directe de la pression permanente exercée sur la demande par des flux migratoires issus de pays à faible niveau de vie » (novembre 2016). De même, il réclame la suppression de l’obligation faite aux communes de plus de 1 500 habitants en région Ile-de-France et de plus de 3 500 habitants dans les autres régions d’avoir au moins 25 % de logements sociaux.
Durant la loi Travail, les deux députés FN ont défendu des amendements (am.) contraires aux intérêts des travailleurs. Par exemple, ils prônent un relèvement du seuil de mise en place des institutions représentatives du personnel, de 50 à 100 salariés (am. 1039), ils refusent d’alléger la charge de la preuve pour une victime d’harcèlement moral ou sexuel dans l’entreprise (am. 584), ils proposent de déroger aux 35 heures hebdomadaires en prévoyant l’extension du forfait-jour aux PME par simple accord entre l’employeur et le salarié (am. 622), ils envisagent de supprimer l’indemnité spécifique versée par une collectivité lorsqu’elle retire à une organisation syndicale des locaux qu’elle lui avait mis à disposition depuis au moins cinq ans sans proposer un autre local (am. 624) ou encore de réduire les heures de délégation à disposition des délégués syndicaux et délégués syndicaux centraux (am. 626). De même, ils réclament la fin du compte-pénibilité (am. 1053), la facilitation des licenciements pour motifs économiques dans les TPE (am. 4723) ou encore la suppression des commissions paritaires régionales interprofessionnelles (am. 631). Ces dernières ouvrent, selon les députés FN, « la porte au syndicalisme dans les très petites entreprises », qui sont « des structures à taille humaine où le dialogue direct entre le chef d’entreprise et le salarié est privilégié. Il convient de ne pas contrevenir à cette relation de proximité par l’intrusion d’organismes syndicaux, étrangers à la structure de taille familiale, et qui pourraient nourrir des tensions au détriment du bon fonctionnement de la très petite entreprise. »
Si le petit patron, l’artisan ou le commerçant sont au centre des préoccupations des députés frontistes, on cherche en vain des amendements ou des votes en faveur du droit des salariés. Les champs lexicaux mobilisés des interventions prononcées en 2016 par les députés frontistes sont d’ailleurs éclairants : « avortement », « IVG », « déchéance », « nationalité », « policier », « terroriste », « état d’urgence » arrivent en tête des termes les plus employés.
Au parlement européen, le Front national compte pas moins de vingt députés. Louis Aliot, vice-président du FN et compagnon de Marine Le Pen, est par exemple intervenu le 14 septembre 2016 lors d’un débat sur le dumping social au Parlement européen : « L’objectif de ce rapport sur le dumping social serait de combler les lacunes législatives et réglementaires qui favorisent le développement de la concurrence déloyale actuelle au sein du marché intérieur. Les solutions présentées sont totalement inacceptables: contrôle et inspection du travail à l’échelle européenne, volonté d’uniformiser les systèmes de sécurité sociale et une série d’harmonisations à tous les niveaux. Je me suis, bien évidemment, opposé à ce texte. » Il s’abstient le 5 juillet 2016 lors du vote du rapport portant sur les « normes sociales et environnementales, droits de l’homme et responsabilité des entreprises » qui prévoyait que les accords signés avec les partenaires commerciaux de l’UE prévoient des clauses contraignantes telles ou encore le strict respect des droits de l’homme, la promotion des droits humains.
Le Front national détient enfin plusieurs mairies où là encore, l’action des élus sont autant d’éléments à mobiliser pour illustrer les méfaits du programme politique frontiste.
Penchons-nous sur l’exemple de l’unique mairie FN de la région parisienne, Mantes-la-Ville. Cyril Nauth, le maire, se félicite d’avoir réalisé deux millions d’économies sur le budget 2015, au détriment des services publics essentiels. Ainsi, le choix a été fait de privatiser et d’externaliser les services pour la petite enfance : les crèches privées sont favorisées, la fabrication des repas sur place est supprimée, de nombreux contrats d’assistantes maternelles ne sont pas renouvelés. Dans les écoles, la baisse des dotations atteint 10 % et frappe les fournitures, le matériel pédagogique, la pharmacie ou les voyages scolaires. Désormais, la fourniture d’un dictionnaire aux enfants entrant en 6ème est supprimée.
Côté sécurité, un arrêté a été récemment adopté pour interdire la mendicité et ainsi garantir la « tranquillité des administrés ».
Pour davantage d’éléments, n’hésitez pas à vous reporter à l’excellent travail du site internet Initiatives syndicales antifascistes (ISA-VISA) qui compile les méfaits et les résistances dans les mairies frontistes.
Ces différents faits témoignent de la duplicité du discours du Front national. Entre la vitrine et l’arrière-boutique, il y a un monde ! Loin d’être un parti politique défendant les intérêts des travailleurs, le Front national est au contraire une organisation raciste, xénophobe qui défend avant tout les intérêts du patronat, et notamment du petit patronat (les agriculteurs, les artisans, les commerçants). La mobilisation de thèmes sociaux, la rhétorique « de gauche » n’est qu’un écran de fumée, une mascarade visant à tromper les électeurs sur les intentions réelles de cette organisation.
Que faire ?
Il ne faut tout d’abord pas perdre de vue que les idées, les présupposés idéologiques du Front national ont largement contaminé le débat politique, à l’UMP comme au Parti socialiste, comme en témoignent la prolongation du régime de l’état d’urgence depuis plus d’un an maintenant ou encore le débat sur la déchéance de nationalité.
Une véritable bataille idéologique est engagée pour combattre ces idées qui dépassent désormais les frontières du Front national.
Dire que Marine Le Pen est « fasciste » ne suffit plus pour convaincre les travailleurs et la population. Il faut argumenter, illustrer, convaincre et pour cela, il faut que chacun, syndiqués, militants, élus, prenne cette question à bras-le-corps et en engageant systématiquement le débat à chaque réflexion pro-raciste, pro-FN entendue au quotidien, que ce soit au travail, en famille, avec des amis.
Seul un travail méthodique et militant pourra couper l’herbe sous le pied de ce programme nauséabond. Si les forces réactionnaires ont la couverture médiatique, nous avons pour nous la force du nombre ! Avec plus de 600 000 adhérents, la CGT représente une force certaine dès lors qu’elle se met en mouvement dans son ensemble.
Notre bataille comporte deux volets. Il est d’une part incontournable de mener le débat à partir du programme politique et économique du Front national et de l’action de ses élus. Pour cela, il ne faut pas hésiter à lire le programme frontiste, faute de quoi il sera difficile de le combattre. De nombreux ouvrages, brochures, sites internet peuvent également nourrir la réflexion et les arguments, notamment sur les faux-semblants du discours frontiste. Ensuite, dans la mesure où les idées d’extrême-droite trouvent un terreau fertile dans la crise économique et social, il y a urgence pour le syndicalisme à proposer des perspectives en termes d’organisation, de luttes et de revendications qui soient saisissables par les travailleurs et notamment la jeunesse.