Le 4 juin 1982, après plus de trois années de travaux, la Bourse du travail nationale CGT de Montreuil était inaugurée. Fruit d’une réflexion et d’une bataille longue d’une dizaine d’années, cette réalisation a permis de rassembler, dans un même lieu et sur la base de financements exclusivement syndicaux, la confédération, les fédérations professionnelles, l’Union régionale Ile-de-France et des organismes associés, comme Touristra ou l’Avenir social par exemple.
L’histoire du complexe mérite donc d’être rappelée, d’autant plus que les métallos ne sont pas étrangers à sa naissance !
Aux origines du projet
L’inadaptation, l’étroitesse et la dispersion des locaux syndicaux, les problèmes de stationnements et de transports, la concentration des sièges sociaux des groupes industriels et commerciaux déclenchent une réflexion en 1965 au sein de la Fédération des Métaux.
L’idée est de regrouper à la Maison des métallurgistes, au 94 rue Jean-Pierre Timbaud à Paris (XIe arr.) les locaux de la Fédération, de l’Union fraternelle des métallurgistes et de l’Union syndicale des travailleurs de la métallurgie de Paris. Pour financer ce projet, il est prévu de céder l’immeuble du 10 rue Vézelay à Paris (VIIIe arr.), siège de la Fédération depuis 1947 ainsi que le parc des loisirs et de culture Henri-Gautier à Baillet (Val-d’Oise), propriété des métallurgistes parisiens depuis 1937.
Parmi les avant-projets soumis, celui proposé en 1969 par l’architecte-scénographe Jacques Bosson prévoit la création de deux immeubles de huit et cinq étages accueillant la librairie, un self-service, des jardin suspendus, des bureaux et salles de réunion, d’une grande salle avec une scène, ainsi qu’un hôtel de 39 chambres et un parking de 170 places.
Ce projet ambitieux, qui aurait toutefois nécessité la démolition du « 94 », un remarquable ensemble architectural, emblématique de l’usine industrielle parisienne de la fin du XIXe siècle, est stoppé par l’administration.
Loin de se décourager, les métallurgistes prennent contact avec d’autres fédérations pour développer un complexe intersyndical à la Porte de Montreuil. En avril 1973, ce projet prévoit de regrouper dans un ensemble immobilier une quinzaine ou une vingtaine de fédérations de la CGT, ainsi que les sièges de l’Union des syndicats de la métallurgie de la région parisienne (USM-RP), de l’Union fraternelle des métallurgistes et éventuellement de l’Union des syndicats des travailleurs de la métallurgie de Paris. Outre des salles de congrès, une imprimerie centrale et plusieurs restaurants, il est également question d’implanter un centre de rééducation professionnelle, la policlinique des métallurgistes, ainsi qu’éventuellement un centre d’alphabétisation pour travailleurs immigrés et un centre de formation continue.
En décembre 1973, le choix de la Porte de Montreuil est confirmé.
Pourquoi Montreuil ? Plusieurs raisons expliquent ce choix. Le choix d’une ville populaire de l’Est parisien allait de soi. Le terrain, situé dans une zone alors en pleine restructuration, est suffisamment grand et bien desservi par les transports, tandis que les bonnes relations avec la municipalité (Marcel Dufriche, ancien secrétaire confédéral de la CGT est maire PCF de la ville de 1971 à 1984) et avec le département de Seine-Saint-Denis (Georges Valbon est président PCF du conseil général de 1967 à 1982, puis de 1985 à 1993) furent également un atout indéniable.
Ces arguments ne permettent toutefois pas de surmonter toutes les difficultés. Certaines fédérations se retirent du projet, car elles craignent de ne pas être en capacité de rembourser les emprunts, tandis qu’il faut convaincre les organisations de céder leurs immeubles pour financer la construction.
Malgré tout, l’idée fait son chemin.
En mai 1974, la Société Civile d’Études et de Recherches (SCER) voit le jour pour piloter le projet, sous la présidence d’André Berteloot. Ernest Deiss, secrétaire confédéral en charge de l’administration de la CGT, le remplace en janvier 1978. Il est remplacé par Pierre Koelher en 1985. La direction de la SCER est tout d’abord confiée à Jean-Jacques Marenco jusqu’à sa mort accidentelle en 1980. Après un intérim de Robert Muller, François Blumental assume cette fonction et mène à bien la réalisation du projet.
En décembre 1978, à la veille du 40e congrès confédéral, la décision de construire le complexe est prise, avec pour objectif de doter la confédération, ses fédérations et ses diverses organisations d’un outil de travail fonctionnel et moderne.
Une ruche pour la lutte
Le choix des architectes se porte sur une équipe composée de Claude Le Goas, architecte urbaniste, conseil de la ville de Montreuil depuis 1958, pour réaliser le bâtiment des fédérations et coordonner l’équipe d’architectes, de Serge Lana, concepteur de la Porte de Bagnolet, pour le bâtiment de la confédération, de François Girard pour le bâtiment de la presse et de Marien Despatin pour le bâtiment de l’Union fraternelle des métallurgistes.
La philosophie du projet est résumée dans cette expression, « une ruche pour la lutte », extraite du premier article conséquent sur le complexe paru dans La Vie Ouvrière du 29 octobre 1980.
Réfutant l’idée que cet ensemble devienne un « quelconque centre administratif où l’on « gère » les affaires syndicales », les architectes écartent le modèle architectural de la tour, composée de bureaux froids et austères, de couloirs sans fins. Au contraire, le vaste patio doit favoriser les rencontres, tandis que les ponts jetés entre les noyaux, au-dessus du patio, doivent symboliser la fraternité, tout en garantissant l’autonomie des organisations. La modernité est incarnée dans l’usage de la géothermie pour réguler le chauffage dans les bâtiments. Enfin, l’immense verrière incite le regard à se tourner vers le ciel, vers l’avenir.
Un chantier colossal
Des dizaines de rencontres et de débats ont lieu entre les architectes et les responsables confédéraux, fédéraux, de la presse. Des heures de discussions sont nécessaires pour mettre au point le circuit du courrier dans les bâtiments. En tout, il aura fallu dix-huit mois de navette, de discussions et de recherches collectives pour aboutir à la présentation de la première maquette.
Le chantier est officiellement lancé le 24 avril 1979 par Georges Séguy, devant les membres du Comité confédéral national. La première coulée de béton est réalisée en octobre de la même année.
L’entreprise Coignet est chargée de réaliser le gros œuvre. Son fondateur, François Coignet (1814-1888), pionnier du béton armé précontraint, fut également un acteur du Fouriérisme, un courant politique socialiste utopique. Ce qui n’empêcha pas l’organisation de deux grèves sur le chantier, en septembre et en novembre 1980 par la section syndicale CGT Coignet qui compta en 1981 une soixantaine d’adhérents. L’objectif était d’obtenir une augmentation de 10 % des salaires et le paiement de la part patronale à la mutuelle du bâtiment après un mois d’embauche au lieu de deux.
Le 24 septembre 1981, trente mois après les premiers coups de bulldozer, le gros œuvre est achevé, la grande verrière posée et le drapeau tricolore flotte sur l’immeuble des fédérations, comme le veut la tradition dans le bâtiment.
Le 4 juin 1982, quelques jours avant l’ouverture du 41e congrès confédéral à Lille, le complexe, composé de deux immeubles, celui de la confédération et celui des fédérations est inauguré, en présence de deux mille invités.
L’installation des différentes organisations débute. Forte de plus de 200 000 adhérents, la Fédération CGT de la métallurgie occupe deux étages complets du bâtiment et dispose d’une imprimerie et d’un laboratoire photo au sous-sol.
Le complexe en chiffres
Le résultat impose le respect. Sur un terrain de onze hectares, le complexe regroupe 65 000 mètres carrés de locaux et 1 200 places de parking. Pas moins de 40 000 mètres cubes de béton, 2 400 tonnes d’aciers, un demi-million de briques, 170 kilomètres de câbles téléphoniques sont nécessaires pour le bâtir.
Le patio, d’une superficie de 2 500 mètres carrés, avec au point le plus haut, plus de trente mètres de vide sous plafond ! Chaque poutre qui soutient les locaux des fédérations mesure 34 mètres de long et pèse 63 tonnes. Pour les déplacer, il a fallu recourir à l’une des trois plus puissantes grues d’Europe de l’époque, capable d’arracher 500 tonnes.
Ce patio a accueilli, à quatre reprises (1985, 1989, 1992, 1995), plus d’un millier de délégués à l’occasion de la tenue du congrès confédéral.
Au complexe intersyndical s’ajoute une réalisation sociale, le centre de rééducation professionnelle pour travailleurs handicapés Jean-Pierre Timbaud, en hommage au secrétaire de l’Union des syndicats de la métallurgie de la région parisienne, résistant, fusillé le 22 octobre 1941 à Châteaubriant. Le bâtiment, propriété de l’Union fraternelle des métallurgistes, est officiellement inauguré le 7 mars 1984, en présence de nombreux militants syndicaux et de Marcel Rigout, ministre communiste de la Formation professionnelle du gouvernement Mauroy-Mitterrand.
Les difficultés financières empêchent toutefois de réaliser intégralement le projet initial. Ainsi, l’immeuble de la presse et sa librairie ne vit finalement pas le jour et le terrain fut cédé en 1989 à un promoteur qui bâtit un immeuble, Le Méliès.
La bataille du financement
Le coût des bâtiments des fédérations et de la confédération s’élève à l’époque à 315 millions de francs, soit 200 francs par adhérent.
Le gouvernement Barre-Giscard-d’Estaing a rejeté toute forme de subvention du projet. Pire, en refusant la garantie d’état sur les emprunts, celui-ci a entraîné l’accroissement des taux d’intérêts et des retards dans le démarrage des opérations de construction. Pour certains emprunts, des taux proches de 20 % ont été pratiqués, tandis que l’inflation alourdissait le devis initial.
L’arrivée au pouvoir de la gauche, le 10 mai 1981, a débloqué la situation sur certains aspects financiers, mais le gouvernement a finalement refusé de rembourser la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui représentait la coquette somme de 50 millions de francs.
Financé à 66 % par l’emprunt, le coût total des bâtiments a atteint 611 millions de francs, dont près de 300 millions rien qu’en intérêts !
Dans un contexte difficile, marqué par la casse industrielle, la désyndicalisation, le chômage, la répression antisyndicale, l’aboutissement de ce projet prit une valeur de symbole. Son échec aurait sans doute signé le glas de la CGT.
Une véritable bataille pour le financement de la Bourse du travail nationale CGT fut donc engagée. La vente des biens immobiliers a rapporté 85 millions, tandis que la campagne nationale de souscription, la vignette-Montreuil, lancée en 1980, a permis de récolter cinq millions de francs.
Les difficultés financières rencontrées, tant pour assurer le fonctionnement du complexe que pour rembourser les emprunts, furent colossales, d’autant plus que plusieurs contentieux sur la réalisation des façades, de certains sols ou encore du système de chauffage-climatisation opposèrent plusieurs années durant la SCER aux entreprises responsables. A l’exception de la précieuse aide apportée par les banques de l’économie sociale, et notamment la BFCC et le Crédit Mutuel, la SCER et les organisations de la CGT ont assumées seules la pérennisation du complexe : en renégociant les taux d’intérêt bancaire, en réduisant au maximum leurs dépenses, en faisant appel à la solidarité financière, en déployant une action énergique pour développer la syndicalisation, mettre en place le carnet pluriannuel et le prélèvement automatique des cotisations (PAC) ou encore en densifiant l’occupation des locaux par l’arrivée de nouvelles organisations : fédération de la construction (1986), fédération du bois (1986), du SNADGI, des douanes, du trésor et de l’URIF (1988-1989), l’UNSEN et le SGPEN (1991), la Nouvelle Vie Ouvrière (NVO) et la Fédération Mines-Énergie.
Afin d’éviter la vente intempestive de locaux et se prémunir de l’arrivée de structures extérieures à la CGT, les organisations du bâtiment des fédérations ne sont pas propriétaires des locaux, mais d’un nombre de parts sociales de la SCER en fonction du nombre de mètres carrés occupés. Les parties communes et les services partagés (sécurité, entretien des locaux, etc.), initialement pris en charge par la SCER, sont gérés depuis le 1er janvier 2000 par l’Association Foncière Urbaine Libre CGT (AFUL-CGT).
Aujourd’hui, seules quelques organisations, comme la Fédération CGT du Spectacle, n’ont pas rejoint le complexe.
Conclusion
En guise de conclusion, laissons la parole à Ali, ouvrier dans le bâtiment et militant CGT depuis 1947, qui témoigne dans La Vie ouvrière du 21 janvier 1981 : « Regardez les patrons, les capitalistes comment ils sont installés, regardez leur quartier de la Défense, leurs tours et tout ça. Ça donne à réfléchir, non ? Pourquoi pas nous aussi ? Pourquoi devrait-on rester dans nos vieilles baraques ? Eux pourraient avoir des moyens formidables, pour mieux nous exploiter, et nous, on devrait rester en arrière, avec les moyens du siècle dernier ? Des locaux petits, vieux, désagréables et malcommodes ? Nous devrions nous contenter de moyens périmés pour nous battre ? Eh bien non alors ! Au contraire, je trouve juste que nous possédions enfin une vraie maison, à nous. Belle et moderne, pratique. ».