Avant d’être le département des sièges sociaux, des mairies de droite et des cols blancs, les Hauts-de-Seine ont connu une riche histoire industrielle, et tout particulièrement métallurgique. On pense bien évidemment à Louis Renault, qui s’implanta à Boulogne-Billancourt en 1899, mais aussi à Simca et Willème à Nanterre, à Berliet-Saviem à Suresnes, aux Compteurs de Montrouge, à la Thomson-Houston d’Asnières, à Gnome-et-Rhône (Snecma), Chausson, General Motors, Aubert et Duval à Gennevilliers, à Dassault Argenteuil, aux chantiers de réparation navale de l’Ile de la Jatte, à la Métallurgie franco-belge et à Gevelot à Issy-les-Moulineaux ou encore aux Usines Métallurgiques de Saint-Éloi à Bonnières. Un petit tour sur la base de données BASIAS, inventaire national des sites industriels, anciens et présents, du Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) donne une idée de la forte densité industrielle de ce territoire.

Il ne s’agit pas ici brosser un panorama complet de cette histoire. Un ouvrage n’y suffirait pas ! Plus modestement, cette contribution propose de faire un tour d’horizon du syndicalisme CGT métallurgie des Hauts-de-Seine, du congrès constitutif de l’USTM en 1971 à nos jours.

Un nouvel outil au service des métallos

L’Union des syndicats des travailleurs de la métallurgie (USTM) des Hauts-de-Seine est officiellement constituée le 3 décembre 1971 à Levallois-Perret. Cette naissance, ainsi que celle des sept autres départements composant la région Ile-de-France, s’explique par le nouveau découpage régional entré en vigueur au 1er janvier 1968, conformément à la loi du 10 juillet 1964 portant réorganisation de la région parisienne. Jusque-là, les métallurgistes CGT du territoire dépendaient de deux USTM, l’une pour la Seine, l’autre pour la Seine-et-Oise, en fonction de l’implantation de leur entreprise. Ces deux structures étaient coordonnées par une USTM de la région parisienne (USTM-RP), mise sur pied en février 1967.

Ce congrès constitutif réunit seize syndicats locaux (sur dix-sept) et trente et un syndicats d’entreprise (sur trente-sept), groupant au total 95 % des 29 200 syndiqués revendiqués, sur un total de 235 000 salariés. Ambitieuses, ses assises prévoient le développement de l’activité en direction des catégories, la relance de la bataille des idées au travers d’une meilleure diffusion de La Vie ouvrière Métaux, ou encore une syndicalisation portée à 35 000 adhérents pour la fin 1972.

Toutefois, les obstacles ne manquent pas. La vague de nouveaux syndiqués arrivée avec les grèves de mai-juin 1968 – 36 300 syndiqués au plus haut – n’a  pas tardé à refluer, situation aggravée par les retards pris dans le règlement des cotisations syndicales et la baisse du nombre moyen de timbres. De même, l’Union départementale, qui hébergeait l’USTM et l’Union syndicale de la construction, doit quitter ses locaux du 208 avenue de la République à Nanterre en raison de la réappropriation des terrains par le ministère de l’Éducation nationale. Grâce au soutien financier de l’Union fraternelle des métallurgistes (UFM), l’USTM peut emménager dans un pavillon, situé au 69 bis rue Henri Barbusse à Nanterre, dont l’inauguration est faite en mai 1973. Les difficultés financières ne sont pour autant pas toutes surmontées, en témoigne la souscription lancée pour pouvoir installer le réseau téléphonique dans les nouveaux locaux. Dans les entreprises, l’heure est à la contre-offensive. Le patronat accentue les atteintes à la liberté syndicale et les pressions à l’encontre de la CGT. Dans l’automobile, notamment dans les usines Citroën, les milices privées et les gros bras de la Confédération Française du Travail (CFT) sont chargés de faire régner l’ordre et de faire taire toutes les oppositions.

En dépit de ce climat, les luttes ne fléchissent pas, comme le révèle la rubrique tenue par Métallurgie 92, le bulletin de liaison des militants métallurgistes du département. Un exemple, parmi tant d’autres. Durant la semaine du 16 au 21 avril 1973, chez Hurel-Dubois à Meudon : débrayage et manifestation de cinquante jeunes dans l’entreprise, suivis le lendemain d’une délégation envoyée pour apporter une pétition de soutien groupant 368 signatures aux travailleurs de chez Renault. Chez Bohin, à Issy-les-Moulineaux, 80 ouvriers spécialisés poursuivent la grève engagée la semaine précédente, tandis que chez Gevelot, on obtient après plusieurs jours de lutte que la prime d’équipe atteigne 100 francs. À la CGR, dans la même ville, des actions sont menées en faveur des salaires et des qualifications. Chez Nadella à Rueil, après un jour et demi de grève, les ouvriers obtiennent une augmentation horaire de 25 centimes et la promesse de revoir la grille de salaires. À Courbevoie, des débrayages sont organisées à la CBG et chez Sanor sur le pouvoir d’achat, tandis que des délégations de Le Bozec, de la SNIA, de Bronzavia et de chez GSP se rendent à la direction générale de Renault en solidarité. Notons également la participation aux campagnes internationales de soutien contre la mise en place de la dictature au Chili ou encore pour l’équipement d’un centre de formation professionnelle au Vietnam, dont la guerre vient tout juste de s’achever.

La casse industrielle

L’épreuve la plus dure reste celle de la désindustrialisation qui frappe l’ensemble de la région parisienne et les Hauts-de-Seine en particulier. La CGT en a une perception précoce. Ainsi, une enquête menée en 1974 révèle une situation préoccupante, tout particulièrement dans l’automobile et l’aérospatiale, ainsi que dans les petites et moyennes entreprises. Chez Citroën, l’effectif a été réduit de plus de 2 000 salariés dans les quatre usines du département rien que pour le premier semestre 1974, de 100 chez Jaeger à Levallois, de 230 chez General Motors à Gennevilliers. Chez Renault, 5 000 emplois – soit 16 % des effectifs – ont été supprimés en trois ans, particulièrement dans la machine-outil, les machines agricoles et la boulonnerie. À l’UNIC-FIAT de Suresnes, l’entreprise se décentralise, passant de plus de 3 000 salariés à tout juste un millier en cinq ans. Dans les PME, plusieurs fermetures sont signalées, tandis que les licenciements et les problèmes de trésorerie sont monnaie courante.

Cette désindustrialisation est le fruit d’une part d’une volonté politique de décentralisation industrielle en direction de la province, initiée au début des années soixante par le pouvoir gaulliste et d’autre part des stratégies patronales de rationalisation des coûts de production, de maximisation des profits et de liquidation progressive des grandes usines concentrant un nombre important de salariés, à l’image de Renault qui compte près de 39 000 salariés à Boulogne-Billancourt en 1970. Elle n’est pas sans conséquences sur la syndicalisation qui poursuit son recul, en dépit de l’énergie dépensée pour inverser la tendance et du soutien croissant de la population au programme commun de la gauche.

L’arrivée de la gauche en pouvoir, en mai 1981, ne met pas un terme à la casse industrielle, bien au contraire. Celle-ci s’accélère, entraînant la disparition de 50 000 emplois – un quart des effectifs ! – dans la métallurgie du département entre 1981 et 1988. Une profonde recomposition du salariat s’opère, avec la montée en puissance des ingénieurs, cadres et techniciens qui représentent désormais 50 % des salariés. Symbole de cette mutation, en 1990, la première localité de la métallurgie est La Défense, devant Boulogne-Billancourt et Gennevilliers. Sur le plan syndical, le recul se poursuit. L’USTM passe sous la barre des 10 000 adhérents au milieu des années 1980 et son avenir est assombri par les menaces qui pèsent sur le secteur automobile, en particulier sur Renault et Chausson. Les établissements de ces deux entreprises représentent en effet à eux seuls 40 % des métallurgistes CGT du département.

Des propositions alternatives

L’USTM ne reste pas les bras ballants, d’autant plus que les Hauts-de-Seine restent le premier département industriel de France. L’arrivée massive des ingénieurs, cadres et techniciens est prise très tôt en compte, comme le démontre la place qui leur est accordée dans Métallurgie 92 ou encore l’organisation de deux conférences départementales spécifiques en 1983 et 1986. En outre, les métallurgistes CGT vont s’engager résolument dans la bataille pour défendre l’emploi et démontrer que la fermeture des usines n’est pas inéluctable, mais bien le fruit d’un choix politique et financier. Ils ont ainsi porté plusieurs projets industriels, parmi lesquels – pour l’industrie aéronautique – celui d’un avion de combat européen, le futur Rafale ; pour Renault, celui d’une petite voiture populaire accessible à tous, la Neutral ; pour Citroën, celui de la production du moteur Fire 1 000 en France, à la suite de la victoire obtenue pour la sortie de la Citroën BX avec suspension hydropneumatique. Des succès sont obtenus, par exemple chez Voisin à Puteaux ou chez Autoclem à Levallois.

Mais le rapport de forces créé n’est pas suffisant pour inverser la tendance et les fermetures d’entreprises se poursuivent, avec Citroën Clichy et Nanterre en 1985-1986, Montupet à Nanterre, Jaeger à Levallois. En novembre 1989, l’annonce de la fermeture définitive au 31 mars 1992 de Renault Billancourt est un coup dur supplémentaire, alors que s’annonce une nouvelle bataille, celle contre les privatisations des entreprises de la métallurgie (Renault, Bull, L’Aérospatiale et la Snecma) et contre les suppressions massives d’emplois, désormais dans l’électronique, les télécommunications et l’aéronautique. En parallèle, la répression antisyndicale ne faiblit pas, comme en témoignent les « dix de Renault » qui se battent pour leur réintégration et les dizaines de cas recensés par le tract « Je veux rester libre à l’entreprise » diffusé en septembre 1986 : condamnation de Claude Jaguelin, de Renault Billancourt, à trois mois de prison avec sursis pour prise de parole dans un atelier, demande de 70 millions d’ancien francs de dommages-intérêts contre le syndicat Renault-Billancourt pour son action sur les Champs-Elysées, demande de licenciements de militants à Thomson Colombes, RVI Suresnes, SEV Issy-les-Moulineaux, UNIVAC La Défense et Schlumberger Clamart. Une carte-pétition est éditée pour l’occasion, avec comme objectif d’obtenir 25 000 signatures, c’est-à-dire un salarié sur deux dans les entreprises où la CGT est organisée. Cette mobilisation se poursuit, avec par exemple le rassemblement devant la direction départementale du travail et de l’emploi le 22 mai 1988, pour protester contre les atteintes aux libertés syndicales chez Thomson, Degrémont, Alcatel, Chausson, GMF, Dassault ou encore SFM Gévelot.

Ce ciel sombre n’empêche pas certaines éclaircies de percer, comme la longue grève des « 1 500 francs » à la Snecma en 1988 qui s’achève par des augmentations de salaire et de qualifications.

Ne rien lâcher

Au milieu des années 1990, l’USTM ne regroupe plus que 3 000 syndiqués pour 100 000 salariés. En vingt-cinq ans, ses effectifs ont été divisés par dix, le salariat par deux et demi. Elle quitte le pavillon de la rue Henri Barbusse, à l’automne 1992, pour rejoindre le nouveau siège de l’Union départementale CGT installé dans l’immeuble La Rotonde, au 32-34 avenue des Champs-Pierreux, toujours à Nanterre. Toutefois, à l’image de ce qui se passe au niveau fédéral, une stabilisation de la syndicalisation s’opère à partir de 1997, autour de 2 000 syndiqués, tandis que le recul des effectifs de la métallurgie et la montée en puissance des ICT se poursuit. Les grèves de l’hiver de la colère, en décembre 1995, ainsi que les difficultés de mise en œuvre de la réduction du temps de travail à 35 heures hebdomadaires ne sont pas étrangères à ce sursaut.

Un nouveau plongeon s’opère malgré tout à partir de 2005, pour arriver aujourd’hui à moins d’un millier de syndiqués, ce qui n’empêchera pas, là non plus, d’accompagner des luttes, comme à Airbus Suresnes, Renault et Toshiba à Rueil ou encore PCA La Garenne.

On pourrait être tenté de tirer une conclusion bien pessimiste de ce qui précède. Il ne faut pourtant pas oublier qu’au milieu des années trente, nos prédécesseurs de la métallurgie de la région parisienne, guère plus nombreux, affrontaient la division syndicale, une violente crise économique, la taylorisation, la montée du fascisme en Europe. Qui aurait parié que quelques mois plus tard le taux de syndicalisation dépasserait les 75 % et que nous bénéficierions, quatre-vingts ans après, des droits qui furent conquis à ce moment-là ?

En près de cinquante années d’existence, l’USTM et ses organisations ont obtenu des avancées pour les droits collectifs et individuels des salariés de la métallurgie, ont défendu les libertés syndicales dans les entreprises, ont freiné et parfois empêché la liquidation pure et simple d’entreprises et de filières, ont proposé des alternatives aux choix patronaux et gouvernementaux, ont constitué un vecteur de conscientisation et d’émancipation. Cette lutte doit continuer, même si elle n’est pas tous les jours facile !