« La guerre » contre la propagation du Covid-19 suppose une unité nationale sans faille. Les organisations syndicales sont priées de taire leurs revendications, d’accepter les décisions prises par le gouvernement et le patronat. Ne nous étonnons pas donc pas des réactions suscitées par l’usage des droits de retrait et d’alerte et par l’annonce de l’exercice du droit de grève par plusieurs fédérations CGT. « Irresponsable », « inopportun », « scandaleux », « indécent », les qualificatifs fusent. L’unité nationale signifie-t-elle que nous menions « tous le même combat », pour reprendre M. Pénicaud, ministre du Travail ? Non, comme le rappelle ce petit détour par l’histoire.
Grèves et « Union sacrée »
Le 4 août 1914, Raymond Poincaré, président du Conseil, exhorte le pays à « l’Union sacrée », face à la déclaration de guerre allemande. La CGT, dans son immense majorité, troque alors la lutte des classes pour un ralliement au gouvernement, aux industriels, aux banquiers et autres nationalistes. La conséquence ? « Il n’y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales, il n’y a plus que la guerre », déclare froidement Alexandre Millerand, ministre socialiste de la Guerre, en février 1915 à une délégation de la Fédération des métaux.
Mais les salaires amputés, le temps de travail allongé et les cadences accélérées ne tardent pas à réveiller la combativité des salarié·e·s. Les grèves, dont le nombre avait chuté, sans pour autant disparaître, connaissent un net regain dès la fin 1916, avant d’atteindre un record les deux années suivantes, et plus encore en 1919-1920. Les femmes, massivement embauchées dans les usines comme couturières ou munitionnettes, sont en première ligne, avant d’être suivies par les métallurgistes, parmi lesquels travaillent de nombreux affectés spéciaux, ouvriers qualifiés soumis à la discipline militaire et privés du droit de grève.
Imaginez un instant la pression sociale et les menaces qu’induisent l’arrêt de la production dans une usine d’armement, pour revendiquer la paix et l’amélioration des conditions de travail, alors que les combats font rage sur le « front », que les munitions manquent et que la victoire dépend en grande partie de « l’arrière ». Serait-il « irresponsable », ce demi-million de grévistes de l’année 1917 ?
Pertes et profits
Qui crève au front, qui est mutilé pendant que quelques galonnés décident ? Qui s’épuise à produire tandis qu’une poignée de possédants s’enrichit et profitent de la guerre pour développer son outil de production ? L’engagement patronal pour la Défense nationale n’a pas été désintéressé, à l’inverse de l’abnégation exigée des soldats et des salari·é·s. L’union n’a pas signifié la répartition des sacrifices, encore moins lorsque la menace avait disparu. Qui a combattu avec vigueur l’impôt exceptionnel sur les bénéfices de guerre, ainsi que les droits conquis par les grèves, comme la journée de huit heures et les conventions collectives, si ce n’est le patronat ?
« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels ». Ce constat, dressé par Anatole France dans L’Humanité en 1922, garde toute son actualité. Gouvernement et patronat ont beau jeu de saluer aujourd’hui l’engagement de celles et ceux qui participent à la guerre contre le virus. Les mêmes ont, année après année, dépecé les services publics, démantelé l’industrie, précarisé les salariés, au nom de la compétitivité. L’irresponsabilité est ici, et pas du côté des salariés qui ont bien saisi que leurs profits ne riment pas avec notre santé.